L’Épée de la providence
I
Il découvrit le premier cadavre vers midi.
La vue des morts ébranlait rarement le sorceleur. Son regard passait le plus souvent dessus avec une parfaite indifférence. Mais pas cette fois.
Le garçon devait avoir quinze ans. Il reposait sur le dos, les jambes largement écartées ; quelque chose, sur ses lèvres, s’était figé, comme une grimace de terreur. Geralt savait néanmoins que l’enfant avait succombé sur le coup, qu’il n’avait pas souffert, qu’il n’avait probablement même pas vu la mort arriver. La flèche avait transpercé l’œil et pénétré profondément dans le crâne jusqu’à l’occiput. L’empenne constituée de plumes de poule faisane tigrées peintes en jaune dépassait au-dessus des herbes.
Geralt regarda autour de lui rapidement. Il découvrit sans mal ce qu’il cherchait : une seconde flèche, identique, fichée dans le tronc d’un pin, environ six pas en arrière. Il comprit ce qui s’était passé. L’enfant n’avait pas saisi l’avertissement : effrayé par le sifflement et l’impact de la flèche, il s’était mis à courir dans la mauvaise direction. Du côté où la flèche lui intimait de ne plus avancer et de faire demi-tour. Le sifflement fulgurant et vénéneux de la plume, le bref impact de la pointe se fichant dans le bois. « Humain ! Pas un pas de plus ! » Voilà ce que déclaraient ce sifflement et cet impact. « Humain ! Retire-toi ! Va-t’en au plus vite de Brokilone. Tu as conquis le monde entier, humain, partout tu as laissé ta trace, partout tu colportes ce que tu nommes modernité, ère du changement, ce que tu nommes progrès. Mais nous ne voulons ni de toi ni de ton progrès. Nous ne désirons aucun de tes changements. Nous ne voulons rien de ce que tu apportes. » Sifflement, impact. « Hors de Brokilone ! »
Humain, retire-toi de Brokilone, pensa le sorceleur. Que tu aies quinze ans, traversant la forêt, pourchassé par la peur, sans retrouver ton chemin. Que tu en aies soixante-dix, forcé de ramasser du bois mort, car ton inutilité te vaudra d’être chassé de la chaumière et d’être privé de nourriture. Que tu en aies six, attiré là par les fleurs qui bleuissent dans la clairière inondée de soleil. Hors de Brokilone ! Sifflement, impact.
Autrefois, pensa-t-il, avant de tirer pour tuer, elles prévenaient deux fois. Trois fois même.
Autrefois, pensa-t-il, en reprenant son chemin. Autrefois.
Le progrès…
La forêt ne semblait pas mériter une aura aussi sinistre. Elle était, de fait, terriblement sauvage et impénétrable, mais rien de plus ordinaire pour les profondeurs d’une forêt où chaque percée de lumière, chaque tache de soleil que les branches et les feuilles des grands arbres laissaient filtrer, était instantanément exploitée par des dizaines de jeunes bouleaux, aulnes et charmes, par les ronces, les genévriers et les fougères recouvrant de leurs pousses une lande de bois cassant, de branches desséchées et de troncs pourris, vestige des arbres les plus anciens au terme de leur bataille et de leur vie. Ce n’était pourtant pas le lourd silence de mauvais augure associé d’ordinaire à ces lieux qui dominait. Au contraire, Brokilone vivait. Les insectes bourdonnaient, des lézards bruissaient sous les pas, des scarabées arc-en-ciel filaient à toutes pattes, des milliers d’araignées grouillaient sur des toiles que les gouttes faisaient scintiller, des piverts s’acharnaient par séries sur les troncs, les geais jasaient.
Brokilone vivait.
Mais le sorceleur ne s’en laissait pas pour autant conter. Il savait où il était et il n’oubliait pas le garçon à l’œil transpercé. Parmi les mousses et les aiguilles, il voyait parfois des os blanchis parcourus par les fourmis carnivores.
Il continua son chemin – prudemment, mais rapidement. Les traces étaient fraîches. Il pensait pouvoir rattraper, arrêter et faire revenir les gens qu’il talonnait. Il pensait encore, malgré tout, qu’il n’était pas trop tard.
À tort.
Il n’aurait pas remarqué le deuxième cadavre sans le reflet du soleil sur la lame du glaive que le mort serrait dans sa main. C’était un homme adulte. La simplicité de son habit gris foncé révélait une origine modeste. À l’exception des taches de sang auréolant les deux flèches plantées dans son torse, sa tenue était propre et neuve : il ne s’agissait donc pas d’un simple valet.
Geralt observa autour de lui et aperçut le troisième cadavre vêtu d’une veste de cuir et d’un sayon vert. La terre, autour du mort, était entièrement foulée, la mousse et les aiguilles arrachées jusqu’au sable. Cela ne faisait aucun doute : cet homme avait souffert longtemps.
Il entendit un gémissement.
Vite, il écarta les genévriers et remarqua le profond trou de souche que ceux-ci dissimulaient. Dans l’excavation, un homme de forte constitution était allongé sur les racines déterrées d’un pin. Ses cheveux étaient noirs, comme sa barbe, contrastant avec la pâleur effrayante, cadavérique même, de son visage. Son pourpoint clair en peau de cerf était rouge de sang.
Le sorceleur sauta dans le trou. Le blessé ouvrit les yeux.
— Geralt…, gémit-il. Ô dieux… Je dois rêver…
— Freixenet ? s’étonna le sorceleur. Toi ici ?
— Je… ah…
— Ne bouge pas. (Geralt s’agenouilla à ses côtés.) Où es-tu blessé ? Je ne vois pas de flèche…
— Elle m’a transpercé de part en part. J’ai brisé la pointe, puis je l’ai retirée… Écoute, Geralt…
— Tais-toi, Freixenet, car tu vas perdre tout ton sang. Tu as un poumon percé. Je dois te sortir de là, sacrebleu ! Que diable faisiez-vous à Brokilone ? C’est le territoire des dryades, leur sanctuaire ; personne n’en sort vivant. Tu ne le sais pas ?
— Plus tard…, gémit Freixenet. (Il cracha du sang.) Plus tard, je t’expliquerai… Maintenant, sors-moi de là… Ah ! sacredieu ! Doucement… ah…
— Je n’y arriverai pas. (Geralt se releva, regarda autour de lui.) Tu es trop lourd…
— Laisse-moi, marmonna le blessé. Laisse-moi, tant pis… Mais sauve-la… Par tous les dieux, sauve-la…
— Qui ?
— La princesse… ah… Retrouve-la, Geralt…
— Tiens-toi tranquille par tous les diables ! Je vais trouver quelque chose pour t’extirper de là.
Freixenet toussa fortement et cracha de nouveau ; un dense filet de sang pendait à sa barbe. Le sorceleur jura. Il sauta hors du trou et examina les alentours. Ayant besoin de deux jeunes arbres, il se dirigea vers l’extrémité de la clairière où il avait remarqué une aulnaie.
Sifflement, impact.
Geralt se figea. La flèche décochée dans le tronc à hauteur de sa tête portait une empenne en plume d’épervier. Il regarda dans la direction indiquée par le fût en frêne ; il savait d’où l’on avait tiré. À quelque cinquante pas se trouvait un autre trou, un arbre dessouché dressant vers le ciel l’enchevêtrement de ses racines et retenant encore une énorme masse de terre sableuse. Plus loin, il y avait un prunellier massif et l’obscurité striée par les bandes claires des troncs des bouleaux. Il ne voyait personne. Il savait qu’il ne verrait rien.
Il leva les deux mains en l’air, très doucement.
— Ceádmil ! Vá an Eithné meáth e Duén Canell ! Esseá Gwynbleidd !
Il entendit le bruissement assourdi d’une corde qui se détend, puis aperçut une flèche tirée délibérément pour qu’il pût, cette fois, la repérer : droit dans le ciel. Il la regarda s’élever, arrêter sa course puis retomber obliquement. Geralt s’immobilisa. La flèche se planta dans la mousse pratiquement à la verticale à deux pas de lui. Presque instantanément, une seconde flèche rejoignit la première selon un angle identique. Il redoutait de ne pas voir surgir la prochaine.
— Meáth Eithné ! répéta-t-il. Esseá Gwynbleidd !
— Gláeddyv vort !
Une voix semblable à un souffle de vent avait répondu. Une voix, pas une flèche. Il vivait. Doucement, le sorceleur desserra la boucle de son ceinturon, tira son épée en la tenant loin de son corps puis la jeta au sol. La seconde dryade sortit sans bruit de derrière le tronc d’un sapin environné de genévriers, à moins de dix pas de lui. Bien qu’elle fût de petite taille et svelte, le tronc semblait plus fin encore. Geralt ne comprenait pas comment il avait pu ne pas la remarquer en arrivant. Son habit – un arlequin de tissus mêlant de nombreuses nuances de vert et de brun, des feuilles et des morceaux d’écorce, mais ne gâtant pourtant en rien la grâce de son corps – l’avait efficacement camouflée. Ses cheveux, attachés sur le front par un foulard noir, étaient de couleur olive, et des rayures peintes avec du brou de noix striaient son visage.
À n’en point douter, la dryade bandait son arc et le visait.
— Eithné ! cria-t-il.
— Tháess aep !
Il se tut, docile, sans bouger, les mains éloignées du corps. La dryade ne baissait pas son arme.
— Dunca ! cria-t-elle. Braenn ! Caemm vort !
Celle qui venait de tirer surgit du prunellier, franchit le tronc dessouché en sautant habilement par-dessus le trou. Malgré l’amas de branches séchées, il n’en entendit pas une seule craquer sous ses pas. Il perçut derrière lui un léger bruissement, comme le frémissement d’une feuille promenée par le vent. Il savait que la troisième dryade se tenait dans son dos.
Celle-ci ramassa l’épée de Geralt en se déplaçant comme l’éclair. Elle avait des cheveux de couleur miel, serrés par un bandeau de jonc. Un carquois rempli de flèches oscillait dans son dos.
Celle qui se trouvait le plus loin, près du trou, se rapprocha rapidement. Son habit ne se différenciait pas de celui de ses compagnes. Elle portait sur des cheveux mats de couleur brique une couronne de trèfles et de bruyère tressée. Son arc demeurait au repos, mais une flèche était encochée.
— T’en thesse in meáth aep Eithné llev ? demanda-t-elle en s’approchant très près.
Sa voix était extraordinairement mélodique ; ses yeux énormes et noirs.
— Ess’ Gwynbleidd ?
— Aé… aesseá…, balbutia-t-il. (Mais les mots du dialecte brokilonien si chantants dans la bouche des dryades ne pouvaient sortir de sa bouche et lui meurtrissaient les lèvres.) L’une d’entre vous parle-t-elle la lingua franca ? Je ne connais pas bien…
— An’ váill. Vort llinge, coupa-t-elle.
— Je suis Gwynbleidd, Loup-Blanc. Mme Eithné me connaît. J’ai une mission auprès d’elle. J’ai déjà résidé à Brokilone. À Duén Canell.
— Gwynbleidd.
Cheveux de brique cilla des yeux.
— Vatt’ghern ?
— Oui, confirma-t-il. Le sorceleur.
Cheveux d’olive retint sa colère et baissa son arc. Cheveux de brique observait Geralt avec de grands yeux ; son visage rayé de vert demeurait complètement immobile, mort, comme celui d’une statue. Cette immobilité ne permettait pas de porter un jugement sur la beauté de ses traits ; la pensée butait sur son indifférence, son insensibilité, voire sa cruauté. Geralt se reprocha intérieurement ce jugement qui prêtait faussement de l’humanité à cette dryade. Il aurait dû savoir qu’elle était tout simplement plus âgée que les deux autres. Malgré les apparences, elle était effectivement beaucoup, beaucoup plus vieille.
Le silence restait suspendu à leur indécision. Geralt entendit Freixenet gémir, geindre, tousser. Cheveux de brique devait, elle aussi, l’avoir entendu, mais son visage demeurait impassible. Le sorceleur mit ses mains sur les hanches.
— Là-bas, dans le trou, dit-il tranquillement, il y a un blessé. Sans aide, il va mourir.
— Tháess aep !
Cheveux d’olive banda son arc, dirigeant la pointe de la flèche directement sur le visage de Geralt.
— Vous voulez le laisser crever ? continua-t-il sans hausser la voix. Qu’il s’étouffe doucement avec son sang, tout simplement ? Il vaudrait mieux l’achever dans ce cas.
— Ferme-la ! aboya la dryade, usant de la lingua franca.
Elle baissa pourtant son arme et relâcha la tension de la corde. Elle se tourna vers la deuxième avec un air interrogateur. Cheveux de brique hocha la tête en indiquant le trou de souche. Cheveux d’olive y courut, rapidement, sans un bruit.
— Je veux voir Mme Eithné, répéta Geralt. Je suis en mission…
Désignant Cheveux de miel, la plus âgée dit :
— Elle te conduira jusqu’à Duén Canell. Va.
— Frei… et le blessé ?
La dryade le regarda en papillotant des yeux. Elle continuait de s’amuser avec sa flèche encochée.
— Ne t’en soucie point, lui répondit-elle. Va. Elle te conduira.
— Mais…
— Va’en vort ! coupa-t-elle en serrant les lèvres.
Geralt haussa les épaules et se tourna vers Cheveux de miel. Il lui semblait qu’elle était la plus jeune des trois, mais il pouvait se tromper. Il remarqua le bleu de ses yeux.
— Partons.
— Soit, répondit Cheveux de miel. (Après un moment d’hésitation, elle lui rendit son épée.) Partons.
— Comment t’appelles-tu ? demanda-t-il.
— Ferme-la.
Elle lui fit très rapidement traverser le cœur de la forêt sans lui accorder un regard. Geralt dut faire un effort pour la suivre. La dryade agissait délibérément – Geralt le savait – pour que l’homme qu’elle guidait s’écroule enfin dans les broussailles en se lamentant, qu’il s’effondre, épuisé, incapable de poursuivre. Trop jeune pour savoir qu’il était sorceleur, elle ignorait qu’elle n’avait pas affaire à un humain.
La jeune fille – Geralt avait compris qu’elle n’était pas une dryade de sang – s’arrêta soudain et se retourna. Il voyait ses seins ondoyer fortement sous son surtout moucheté ; elle s’efforçait avec peine de ne pas respirer par la bouche.
— On ralentit ? proposa-t-il avec un sourire.
— Yeá. (Elle le dévisagea de mauvaise grâce.) Aeén esseáth Sidh ?
— Non, je ne suis pas un elfe. Comment t’appelles-tu ?
— Braenn, répondit-elle en reprenant la marche d’un pas moins soutenu, sans intention de le semer.
Ils marchaient désormais ensemble, l’un à côté de l’autre. Geralt sentait l’odeur de sa transpiration : la transpiration ordinaire d’une jeune fille ordinaire. La sueur des dryades rappelait l’odeur des feuilles de saule que l’on froisse.
— Et comment te nommais-tu avant ?
Elle le fixa dans les yeux. Ses lèvres se contractèrent soudain. Il pensa qu’elle allait se fâcher ou qu’elle lui ordonnerait de se taire. Elle n’en fit rien.
— Je ne me souviens point, répondit-elle en hésitant.
Il pensa qu’elle mentait.
Elle ne paraissait pas avoir plus de seize ans et ne pouvait pas résider à Brokilone depuis plus de six ou sept ans : si elle avait été accueillie plus tôt, encore petit enfant ou nouveau-né, il n’aurait pas pu reconnaître en elle un être humain. Des yeux bleus et des cheveux clairs, cela était aussi possible chez les dryades. Les enfants dryades, conçus lors de contacts célébrés avec les elfes ou les êtres humains, héritaient uniquement des qualités organiques des mères et ne pouvaient naître que filles. Il était excessivement rare, et en général uniquement dans les générations tardives, qu’un enfant naisse avec les yeux ou les cheveux d’un ancêtre mâle anonyme. Geralt était néanmoins sûr que Braenn ne possédait aucune goutte de sang dryade. Cela n’avait d’ailleurs pas grande importance. De naissance ou non, elle en était maintenant bel et bien une.
— Et toi ? (Elle l’observait avec méfiance.) Comment te nommes-tu ?
— Gwynbleidd.
Elle hocha la tête.
— Allons… Gwynbleidd.
Ils avançaient plus lentement que précédemment, mais toujours avec une certaine vélocité. Braenn, c’était évident, connaissait bien Brokilone. S’il avait été seul, le sorceleur n’aurait pas pu maintenir un tel rythme et le bon cap. Braenn atteignit rapidement la lisière de la forêt ; elle emprunta des sentiers sinueux, camouflés, traversa les ravines en courant avec agilité sur les troncs abattus comme sur des ponts, pataugea vaillamment dans les étendues lustrées de marais verdis par les lentilles d’eau que le sorceleur n’eût jamais osé traverser seul, perdant ainsi plusieurs heures, voire plusieurs jours, pour les contourner.
La présence de Braenn ne protégeait pas uniquement Geralt de la nature sauvage. Il y avait des lieux où la dryade ralentissait le pas, avançait très prudemment, tâtait le terrain, prenait le sorceleur par la main. Il comprenait pourquoi : les pièges de Brokilone étaient légendaires. On parlait d’empalement dans des fosses, de dispositifs de flèches, d’arbres s’écroulant, du terrible « hérisson » : une boule hérissée d’épines accrochée au bout d’une corde et chutant à l’improviste en nettoyant tout sur son passage. Il y avait aussi des lieux où Braenn s’arrêtait et sifflait mélodiquement. Des sifflements provenant des broussailles lui répondaient alors. Il y avait aussi des lieux où elle s’immobilisait, la main posée sur une flèche de son carquois, imposant le silence à Geralt et attendant, tendue, que la cause du bruit s’éloigne des fourrés.
Ils durent bivouaquer malgré l’efficacité de leur marche. Braenn choisit infailliblement une hauteur où les bouffées d’air chaud réduisaient les variations de température. Ils dormirent sur des fougères desséchées, tout près l’un de l’autre : une coutume dryade. Au milieu de la nuit, Braenn se blottit très fort contre lui. Rien de plus. Il la serra dans ses bras. Rien de plus. Elle était dryade. Il ne s’agissait que de se réchauffer.
Ils reprirent leur chemin à l’aube, presque encore dans l’obscurité.
II
Ils traversèrent un terrain semé de coteaux moins boisés, suivant le méandre de vallons brumeux et laissant derrière eux de grandes clairières herbeuses et des bois dévastés.
Braenn s’arrêta une nouvelle fois. Elle inspecta les alentours. Son attitude pouvait indiquer qu’elle avait perdu son chemin, mais Geralt savait que cela était impossible. Profitant de cet arrêt, il s’assit sur un tronc abattu.
Il entendit alors un cri. Court. Strident. Désespéré.
Braenn mit immédiatement genou à terre en retirant deux flèches de son carquois. Elle en saisit une entre les dents, encocha la seconde et banda son arc en visant au jugé à travers les buissons.
— Ne tire pas ! cria Geralt.
Il sauta par-dessus le tronc et traversa le massif de végétation.
Dans une modeste clairière, au pied d’un escarpement rocheux, un petit être vêtu d’une vareuse grise était acculé contre un charme. À cinq pas de lui, quelque chose s’approchait lentement en remuant les herbes. Ce quelque chose brun foncé mesurait dans les deux toises. Tout d’abord, Geralt pensa qu’il s’agissait d’un serpent, mais il remarqua des pattes jaunes, mobiles, crochues et les segments plats d’un long thorax. Il comprit que ce n’était pas un serpent. Que c’était bien pire.
Pressé contre l’arbre, le petit être ne cessait de pousser de petits cris plaintifs. Les longues antennes frémissantes du myriapode géant, captant odeurs et chaleur, dépassaient au-dessus des herbes.
— Ne bouge pas ! hurla le sorceleur en tapant du pied pour détourner l’attention du scolopendromorphe.
Mais le myriapode ne réagit pas : ses antennes venaient de repérer le parfum de sa prochaine victime. Le monstre se mit en branle, s’enroula en S et s’élança. Ses pattes d’un jaune éclatant scintillaient à travers les herbes avec la régularité des rames d’une galère.
— Yghern ! cria Braenn.
En deux bonds, Geralt atteignit la clairière. Il retira en courant l’épée de son fourreau dorsal. D’un coup de hanche et profitant de son élan, il projeta sur le côté le petit être pétrifié dans un buisson de ronces. Le scolopendromorphe commença à frémir dans l’herbe ; il piétina puis se jeta sur le sorceleur en soulevant ses segments antérieurs et en faisant claquer ses crochets suintant de venin. Geralt fit un pas de danse, sauta par-dessus la carcasse plate du monstre et, se retournant, essaya de frapper de son épée un interstice vulnérable de la carapace thoracique. Le monstre fut néanmoins trop rapide ; l’épée ripa sur l’enveloppe chitineuse sans l’entamer, comme si un épais tapis de mousse avait amorti le coup. Geralt essaya de se sauver, mais sans vivacité. Le scolopendromorphe enroula avec une force colossale son abdomen autour des jambes du sorceleur qui perdit l’équilibre. Celui-ci voulut s’en libérer pour s’en extraire. Sans succès.
Le myriapode s’incurva et se retourna pour le saisir avec ses forcipules. Ce faisant, il érafla violemment l’arbre en se lovant autour de lui. À ce moment-là, une flèche siffla au-dessus de la tête de Geralt ; elle traversa bruyamment la carapace de l’animal, clouant celui-ci au tronc de l’arbre. Le myriapode s’entortilla, brisa la flèche et se dégagea ; mais déjà deux autres projectiles le frappaient. Le sorceleur put rejeter avec ses pieds l’abdomen ondoyant et roula sur le côté.
Un genou à terre, Braenn tirait flèche sur flèche avec une vitesse inouïe, sans jamais rater le scolopendromorphe. Celui-ci brisait les empennes ; mais chaque flèche supplémentaire le clouait à l’arbre. L’animal à gueule plate, luisante et roux foncé, faisait claquer sa mâchoire ; il refermait ses crochets là où les pointes des flèches le transperçaient, pensant stupidement pouvoir ainsi frapper l’ennemi qui le blessait.
Geralt sauta de côté et mit un terme au combat d’un seul coup d’épée assené à toute volée. L’arbre fit office de billot.
Braenn s’approcha lentement, l’arc toujours bandé ; elle donna un coup de pied dans le thorax de l’animal qui continuait de se tortiller dans l’herbe et de remuer les pattes ; elle lui cracha dessus.
— Merci, dit le sorceleur en écrasant la tête coupée du myriapode avec son talon.
— Plaist-il ?
— Tu m’as sauvé la vie.
La dryade le regarda. Il n’y avait dans ce regard ni compréhension ni émotion.
— Yghern, répondit-elle en tapotant du pied la carcasse encore frémissante. Il m’a brisé quelques sagettes.
— Tu m’as sauvé la vie et celle de cette petite dryade, répéta Geralt. Mais diable, où est-elle passée ?
Braenn écarta avec soin les buissons de ronces en enfonçant profondément son bras à travers les pousses épineuses.
— C’est ce que je pensois, s’exclama-t-elle en extirpant des broussailles le petit être dans sa vareuse grise. Regarde toi-mesme, Gwynbleidd.
Il ne s’agissait pas d’une dryade. Ce n’était pas non plus un elfe, une sylphide, un lutin ou un hobbit. C’était la plus humaine des petites filles. À l’intérieur même du territoire de Brokilone : le lieu le moins propice au séjour d’un tel être…
Elle portait des cheveux clairs, gris souris, et de grands yeux impétueusement verts. Elle ne pouvait pas avoir plus de dix ans.
— Qui es-tu ? demanda-t-il. D’où viens-tu ?
Elle ne répondit pas. Où l’ai-je déjà vue ? pensa-t-il. Je l’ai déjà vue quelque part. Elle ou quelqu’un qui lui ressemble beaucoup.
— N’aie pas peur, lui dit-il d’un air embarrassé.
— Je n’ai pas peur, marmonna-t-elle entre ses dents.
Elle était visiblement enrhumée.
— Éclipsons-nous, intervint Braenn en inspectant les alentours. Quand un yghern paraît, un second apparaît souvent simultanément. Je n’ay plus beaucoup de sagettes.
La petite fille posa son regard sur la dryade, ouvrit les lèvres et se frotta la bouche avec le plat de sa main pour en enlever la poussière.
— Mais par le diable, qui es-tu donc ? répéta Geralt en se penchant sur elle. Que fais-tu dans… dans cette forêt ? Comment es-tu arrivée jusqu’ici ?
La petite fille baissa la tête en reniflant.
— Tu es sourde ? Qui es-tu ? Je te le demande. Comment t’appelles-tu ?
— Ciri, avoua-t-elle en reniflant.
Geralt se retourna. Braenn, qui vérifiait son arc, croisa furtivement son regard.
— Écoute, Braenn…
— Plaist-il ?
— Est-il possible… Est-il possible qu’elle… qu’elle vous ait échappé… qu’elle se soit enfuie de Duén Canell ?
— Plaist-il ?
— Ne joue pas à l’imbécile avec moi, s’énerva-t-il. Je sais que vous enlevez de jeunes humaines. Es-tu toi-même arrivée à Brokilone en tombant du ciel ? Je te demande : est-il possible que…
— Non, coupa la dryade. Je ne l’ay jamais vue auparavant.
Geralt observait la petite fille. Ses cheveux gris cendre décoiffés, parsemés d’aiguilles de pin et de feuilles, sentaient néanmoins la propreté : nulle odeur de fumée, d’étable ou de graisse. Ses mains, sales assurément, étaient menues et délicates, sans cicatrice ni marque. L’habit d’enfant qu’elle portait, une vareuse grise à capuchon rouge, ne trahissait nulle origine, mais ses chaussures montantes avaient été confectionnées en cuir de veau. Il ne s’agissait décidément pas d’une enfant de la campagne. Freixenet ! se rappela soudain le sorceleur. C’est elle que recherchait Freixenet ! C’est pour elle qu’il était entré dans Brokilone.
— D’où viens-tu, petite morveuse ? Je te le demande.
— Comment oses-tu t’adresser à moi de la sorte ?
La petite releva insolemment la tête et frappa du pied contre le sol, mais la mousse moelleuse amortit son geste.
— Ah ! s’exclama le sorceleur en souriant. Nous y sommes, princesse. Pour ce qui est en tout cas de la parole, car l’aspect extérieur reste misérable. Tu viens de Verden, n’est-ce pas ? Tu sais qu’on te recherche ? Ne t’inquiète pas, je te ramènerai à la maison. Écoute, Braenn…
À peine eut-il tourné son regard que la petite fille tourna les talons et se mit à courir.
— Bloede Turd ! hurla la dryade en empoignant son carquois. Caemm ‘ère !
La petite courait à l’aveuglette, en piétinant le sol et en trébuchant sur les branches sèches.
— Arrête-toi ! lui cria Geralt. Où vas-tu, petite peste ?
Braenn banda instantanément son arc. La flèche siffla avec violence en suivant le trajet d’une parabole plate ; la pointe se ficha bruyamment dans un arbre en frôlant les cheveux de la petite fille qui se tassa et tomba au sol.
— Espèce d’idiote ! grogna méchamment le sorceleur en s’approchant de la dryade. (Braenn extirpa avec agilité une nouvelle flèche de son carquois.) Tu aurais pu la tuer !
— Ici c’est Brokilone, répondit-elle avec arrogance.
— Et elle, c’est une enfant !
— Et doncques ?
Il remarqua sans laisser échapper un mot que l’empenne de la flèche avait été réalisée avec des plumes de poule faisane tigrées peintes en jaune. Il lui tourna le dos et s’enfonça rapidement dans le bois.
Recroquevillée au pied d’un arbre, la petite fille avait relevé la tête et observait la flèche plantée dans le tronc. Elle entendit les pas de Geralt, se releva, mais le sorceleur la rejoignit d’un bond rapide en la saisissant par le capuchon. Elle tourna la tête vers lui, puis regarda fixement la main du sorceleur qui la retenait. Geralt lâcha prise.
— Pourquoi t’es-tu sauvée ?
— Ce n’est pas ton affaire, rétorqua-t-elle en reniflant. Laisse-moi tranquille, toi, toi…
— Sale mioche, grogna-t-il, énervé. Ici, c’est Brokilone. Le myriapode ne t’a pas suffi ? Tu ne survivrais pas jusqu’au matin dans cette forêt. Tu ne l’as pas encore compris ?
— Ne me touche pas ! se défendit-elle. Espèce de laquais ! Je suis princesse, tiens-le-toi pour dit !
— Tu n’es qu’une stupide petite morveuse.
— Je suis une princesse !
— Les princesses ne déambulent pas toutes seules dans les forêts. Les princesses ne reniflent pas.
— J’ordonnerai qu’on te coupe la tête ! La sienne aussi.
La petite fille se frotta le nez en jetant un regard hostile à la dryade qui s’approchait. Braenn pouffa de rire.
— Bien, cessons ces cris, coupa court le sorceleur. Pourquoi t’es-tu sauvée, princesse ? Où voulais-tu te rendre ? De quoi avais-tu peur ?
La petite fille garda le silence en reniflant.
— C’est comme tu le souhaites. (Il murmura à la dryade :) Nous, nous y allons. Si tu veux rester seule dans la forêt, c’est ton choix. Mais la prochaine fois qu’un yghern t’attaquera, ce ne sera pas la peine de hurler, car cela ne sied certainement pas aux princesses. Les princesses savent mourir sans se plaindre, après s’être convenablement mouchées. Adieu, Votre Altesse royale.
— Att… Attends…
— Oui ?
— Je viens avec vous.
— C’est pour nous un honneur. N’est-ce pas, Braenn ?
— Mais tu ne me remmèneras pas chez Kistrin ! Promis ?
— Qui est…, commença-t-il. Ah, diable ! Kistrin. Le prince Kistrin ? Le fils du roi Ervyll de Verden ?
La petite fille sortit un petit mouchoir et se moucha en détournant la tête.
— Fini de jouer, déclara Braenn avec morosité. Il faut reprendre le chemin.
— Minute, minute. (Le sorceleur se releva et regarda la dryade de toute sa hauteur.) Nos plans sont légèrement changés, ma douce archère.
Braenn fronça les sourcils.
— Plaist-il ?
— Mme Eithné attendra. Je dois raccompagner cette petite chez elle. À Verden.
— En nul autre endroit tu n’iras. Elle non plus.
Le sorceleur sourit horriblement.
— Attention à toi, Braenn, avertit-il. Je ne suis pas le gamin d’hier dont tu as transpercé l’œil d’une flèche en embuscade. Je sais me défendre.
— Bloede arss ! grogna-t-elle en levant son arc. Tu vas à Duén Canell. Elle aussi. Pas à Verden !
— Non, non, pas à Verden ! (La petite fille aux cheveux de cendre se rua contre la dryade et s’accrocha à sa cuisse élancée.) Je reste avec toi ! Qu’il aille, s’il le veut, tout seul à Verden chez cet idiot de Kistrin !
Braenn ne porta même pas son regard sur elle : elle préféra ne pas quitter Geralt des yeux. Elle laissa néanmoins retomber son arc.
— Ess turd ! lui cracha-t-elle aux pieds. Soit, va où tes yeux te guideront ! Je suis curieuse de voir si tu réussis. Tu trépasseras avant de sortir de Brokilone.
Elle a raison, pensa Geralt. Je n’ai aucune chance de m’en sortir. Sans elle, je ne peux ni sortir de Brokilone ni me rendre à Duén Canell. Tant pis, nous verrons bien. Il me sera peut-être possible de convaincre Eithné…
— Soit, Braenn, conclut-il avec conciliation. (Il sourit :) Ne te fâche pas, ma douce. Oui, qu’il en soit comme tu le souhaites. Nous nous rendons tous à Duén Canell rendre visite à Mme Eithné.
La dryade marmonna quelque chose entre ses dents en retirant la flèche de la corde de son arc.
— Partons, dit-elle. (Elle rajusta le foulard dans ses cheveux.) Nos avonz perdu trop de temps.
— Oh ! gémit la petite fille après un pas.
— Que se passe-t-il ?
— Il m’est arrivé quelque chose… à la jambe.
— Attends, Braenn ! Viens, petite gamine, que je te prenne sur mes épaules.
De son corps tout chaud émanait une odeur de moineau trempé.
— Comment t’appelles-tu, princesse ? J’ai oublié.
— Ciri.
— Où se trouvent tes terres, si je peux me permettre de te le demander ?
— Je ne le dirai pas, répliqua-t-elle. Je ne le dirai pas, c’est tout.
— Je ne vais pas en mourir. Arrête de te tortiller et ne me renifle pas au-dessus de l’oreille. Comment expliquer ta présence à Brokilone ? Tu t’es perdue ? Tu t’es trompé de chemin ?
— Justement, je ne me perds jamais.
— Arrête de gigoter. Tu as fui Kistrin ? Le château de Nastrog ? Avant ou après le mariage ?
— Comment le sais-tu ? demanda-t-elle en reniflant d’un air préoccupé.
— Je suis incroyablement intelligent. Pourquoi avoir fui précisément à Brokilone ? Il n’y avait pas de direction moins dangereuse ?
— C’est mon stupide cheval.
— Tu mens, princesse. Avec ton gabarit, tu ne pourrais que chevaucher un chat. Et encore, il faudrait qu’il soit bien doux.
— C’est Marck qui conduisait. L’écuyer du chevalier Voymir. Dans la forêt, le cheval a trébuché et s’est cassé une jambe. Puis nous nous sommes perdus.
— Tu disais que cela ne t’arrivait jamais.
— C’est lui qui s’est perdu, pas moi. Il y avait du brouillard. Nous nous sommes perdus.
Vous vous êtes perdus, pensa Geralt. Pauvre petit écuyer du chevalier Voymir : il avait eu la malchance de rencontrer Braenn et ses compagnes. Le gamin – qui ne savait vraisemblablement pas ce qu’était une femme – s’était mis en tête d’aider une petite fille aux yeux verts après avoir entendu des récits de chevalier sur les vierges qu’on forçait à se marier. Il l’avait donc aidée dans sa fuite pour tomber sous la flèche d’une dryade bariolée qui ne sait vraisemblablement pas elle-même ce qu’est un homme, mais sait déjà tuer.
— Je te l’ai demandé : tu as fui avant ou après le mariage ?
— Je me suis enfuie, voilà tout. Qu’est-ce que cela peut te faire ? se renfrogna-t-elle. Grand-mère m’avait dit que je devais me rendre au château pour faire la connaissance de ce Kistrin. Seulement pour faire sa connaissance. Puis, son père, le gros roi…
— Ervyll.
— Pour lui, tout de suite, seul le mariage comptait. Mais moi, je n’en veux pas de ce Kistrin. Grand-mère m’avait dit…
— Il te déplaît tant que ça, le prince Kistrin ?
— Je n’en veux pas, déclara Ciri avec hauteur et en reniflant bruyamment. Il est gros, stupide et laid. Il sent mauvais de la bouche. Avant mon départ, j’avais vu un de ses portraits où il n’était pas si gros. Je ne veux pas d’un mari tel que lui. Je ne veux pas me marier.
— Ciri, répondit le sorceleur en hésitant. Kistrin est encore un enfant, tout comme toi. Dans quelques années, il peut devenir un jeune homme tout à fait séduisant.
— Qu’ils m’envoient alors un autre portrait dans quelques années ! renâcla-t-elle. Et à lui aussi. Il m’a dit que j’étais beaucoup plus jolie sur le portrait qu’il avait reçu. Il m’a avoué qu’il aimait Alvina, une dame de la cour dont il veut devenir le chevalier. Tu vois ? Il ne veut pas de moi et moi, je ne veux pas de lui. À quoi bon ce mariage ?
— Ciri, murmura le sorceleur, il est prince, et toi princesse. Les princes et les princesses sont faits pour s’unir. Ainsi le veut la coutume, c’est comme ça.
— Tu parles comme tous les autres. Tu penses qu’on peut me mentir parce que je suis encore petite.
— Je ne te mens pas.
— Tu mens.
Geralt se tut. Devant eux, Braenn, étonnée par ce silence, se retourna avant de reprendre sa marche en haussant les épaules.
— Où allons-nous ? demanda tristement Ciri. Je veux le savoir !
Geralt se tut.
— Réponds lorsqu’on te pose une question ! menaça-t-elle en soulignant son ordre d’un reniflement bruyant. Est-ce que tu sais… qui est sur toi ?
Il ne réagit pas.
— Je vais te mordre l’oreille !
Le sorceleur en eut assez. Il fit descendre la petite fille de ses épaules et la déposa au sol.
— Écoute, gamine, dit-il sévèrement en saisissant la boucle de son ceinturon. Je vais te déculotter sur mes genoux pour te donner une belle volée. Personne ne m’en empêchera : ici, ce n’est pas la cour royale et je ne suis ni ton courtisan ni ton domestique. Tu vas regretter de ne pas être restée à Nastrog. Tu vas tout de suite comprendre qu’il vaut mieux être une princesse mariée qu’une morveuse perdue dans la forêt. Les princesses mariées ont le droit d’être insupportables, c’est un fait. Les princesses mariées ne sont même jamais fessées, sauf peut-être personnellement par le prince, leur mari.
Ciri se renfrogna en sanglotant et en reniflant plusieurs fois. Braenn, appuyée contre un arbre, la regarda sans ciller.
— Alors ? demanda le sorceleur en enroulant son ceinturon autour du poignet. Allons-nous nous conduire convenablement et gentiment ? Ou vais-je devoir tanner le cuir de votre Altesse ? Alors ?
La petite fille renifla encore puis hocha rapidement la tête.
— Tu seras sage, princesse ?
— Oui, grogna-t-elle.
— C’est bientost l’heure de la brune, dit la dryade. Continuons notre chemin, Gwynbleidd.
La forêt se fit plus clairsemée. Ils traversèrent de jeunes bois sableux, des landes à bruyère, des prairies embrumées où paissaient des hardes de cerfs. La température baissait.
— Vénérable seigneur, dit Ciri, interrompant un très long silence.
— Je m’appelle Geralt. De quoi s’agit-il ?
— J’ai affreusement faim.
— Nous allons tout de suite nous arrêter. C’est bientôt la tombée de la nuit.
— Je n’en peux plus, continua-t-elle en sanglotant. Je n’ai rien mangé depuis…
— Ne pleure pas. (Il fouilla dans sa besace et en sortit un morceau de lard, une petite tranche de fromage et deux pommes.) Prends.
— Qu’est-ce que ce jaune ?
— Du lard.
— Ça, je n’en veux pas, grogna-t-elle.
— Ça tombe très bien, répondit-il tout en avalant le bout de graisse animale. Mange le fromage. Et une pomme. Une seule.
— Pourquoi une seule ?
— Ne gigote pas. Mange les deux.
— Geralt ?
— Hum ?
— Merci.
— Il n’y a pas de quoi. Mange de bon cœur.
— Non… pas pour cela. Pour cela aussi, mais… Tu m’as sauvé la vie devant ce mille-pattes… Brr… Il s’en est fallu de peu que je meure de peur…
— Il s’en est fallu de peu que tu meures tout court, confirma-t-il sérieusement. Il s’en est fallu de peu que tu meures d’une manière horrible et particulièrement douloureuse, pensa-t-il. Tu peux remercier Braenn.
— Qui est-elle ?
— Une dryade.
— Une mauvaise fée des forêts ?
— Oui.
— C’est elle qui nous a… Elles enlèvent les enfants ! Elle nous a enlevés ? Tu n’es pourtant pas petit. Pourquoi parle-t-elle si bizarrement ?
— Elle parle comme elle parle, ce n’est pas important. L’important, c’est comment elle tire à l’arc. N’oublie pas de la remercier lorsque nous nous arrêterons.
— Je n’oublierai pas, répondit-elle en reniflant.
— Ne te tortille pas, princesse, future épouse du prince de Verden.
— Je ne serai jamais l’épouse d’aucun prince, bougonna-t-elle.
— Bien, bien, tu n’épouseras personne. Tu deviendras hamster pour te réfugier dans un terrier.
— Ce n’est pas vrai ! Tu n’en sais rien du tout !
— Ne me hurle pas dans les oreilles. N’oublie pas mon ceinturon.
— Je ne serai l’épouse d’aucun prince. Je serai…
— Oui ? Quoi ?
— C’est un secret.
— Ah ! Un secret. Formidable. (Il leva la tête.) Que se passe-t-il, Braenn ?
La dryade s’était arrêtée.
Elle haussa les épaules en regardant le ciel.
— Je suis rompue, répondit-elle doucement. Tout comme toi à cause que tu la portais. Ici nos faisonz relâche : c’est vespre.
III
— Ciri ?
— Hum ?
La petite fille renifla en remuant les branches sur lesquelles elle reposait.
— Tu n’as pas froid ?
— Non, soupira-t-elle. Aujourd’hui, il fait bon. Hier… Hier, j’étais affreusement gelée… Oh, par les dieux !
— Estrange, dit Braenn en dénouant les sangles de ses longues bottes souples. Si maigrichonne, elle a parcouru une vaste estendue malgré les sentinelles, les marécages et les halliers. Solide, saine, courageuse. Elle nos sera utile, en vérité… moult utile.
Geralt jeta un œil rapide sur la dryade et son regard brillant dans la pénombre. Braenn s’appuya dos à l’arbre et défit son bandeau en libérant sa chevelure d’un mouvement brusque de la tête.
— Elle s’est introduite dans Brokilone, murmura-t-elle, anticipant tout commentaire. Elle est nostre, Gwynbleidd. Nous nous rendons à Duén Canell.
— Mme Eithné décidera, répondit-il âprement.
Mais il savait que Braenn avait raison.
Dommage, pensa-t-il en regardant la petite fille se tortiller sur sa couche verte. Une gamine si résolue. Où l’ai-je déjà aperçue ? Peu importe. C’est pourtant dommage. Le monde est si grand et si beau. Jusqu’à la fin de ses jours, son monde se limitera à Brokilone. Cette fin peut être même proche : jusqu’au jour où elle s’affaissera parmi les fougères, dans un cri et le sifflement d’une flèche, en combattant dans cette guerre absurde pour la maîtrise de la forêt du côté de ceux qui doivent perdre. Qui le doivent… oui, tôt ou tard.
— Ciri ?
— Oui ?
— Où habitent tes parents ?
— Je n’ai pas de parents, dit-elle en reniflant. Ils se sont noyés dans la mer lorsque j’étais petite.
Oui, pensa-t-il, cela expliquerait pas mal de choses. Une enfant de princes décédés. Qui sait même, peut-être la troisième fille d’une famille comptant déjà quatre garçons. Porteuse d’un titre de noblesse moins important dans les faits que celui de chambellan ou d’écuyer. Un petit quelque chose aux cheveux de cendre et aux yeux verts qui déambule à la cour et dont il faut se débarrasser au plus vite en lui trouvant un mari. Au plus vite avant qu’elle devienne une petite femme, la menace d’un scandale, d’une mésalliance ou d’un inceste que la promiscuité d’une chambre commune au château ne peut que favoriser…
La fuite de la petite fille n’étonnait pas le sorceleur. Il avait déjà rencontré nombre de jeunes princesses, même de sang royal, accueillies dans des troupes de théâtre ambulantes et heureuses d’avoir su échapper à un roi décrépit mais toujours avide de descendance. Il avait croisé des fils de roi préférant la vie incertaine des mercenaires plutôt qu’un mariage avec une infante boiteuse ou vérolée choisie par leur père pour un héritage aussi douteux que misérable, mais garantissant une alliance et la pérennité de la dynastie.
Il s’étendit aux côtés de la petite fille et la recouvrit de son manteau.
— Dors, murmura-t-il. Dors, petite orpheline.
— Ah, oui ? grommela-t-elle. Je suis une princesse, et non une orpheline. J’ai une grand-mère. Elle est reine, qu’est-ce que tu crois ? Lorsque je lui dirai que tu as voulu me frapper avec une ceinture, ma grand-mère ordonnera qu’on te tranche la tête, tu verras.
— Mais c’est monstrueux, Ciri ! Aie pitié.
— Tu verras !
— Tu es pourtant une gentille petite fille. Couper la tête, cela fait affreusement mal. Tu ne diras rien, n’est-ce pas ?
— Je dirai tout.
— Ciri…
— Je dirai tout, tout, tout. Tu as peur, hein ?
— Oui, beaucoup. Tu sais, Ciri, que lorsqu’on coupe la tête à quelqu’un, il peut en mourir ?
— Tu te moques de moi ?
— Comment oserais-je ?
— Tu verras ta mine, alors ! Ma grand-mère ne plaisante pas. Lorsqu’elle claque du pied, les plus grands guerriers et chevaliers s’agenouillent devant elle. Je l’ai vu moi-même. Et si l’un d’entre eux désobéit, couic, il a la tête tranchée.
— C’est affreux, Ciri.
— Comment ?
— C’est ta tête qu’ils vont sûrement trancher.
— Ma tête ?
— Bien sûr. C’est bien ta grand-mère, la reine, qui a arrangé ton mariage avec Kistrin et t’a envoyée à Verden, au château de Nastrog. Tu as désobéi. Lorsque tu reviendras… couic ! Plus de tête.
La petite fille resta silencieuse. Elle avait même arrêté de gigoter. Il l’entendit claquer sa langue tout en mordant sa lèvre inférieure. Elle renifla :
— C’est faux ! Grand-mère ne permettrait pas qu’on me coupe la tête, car… c’est ma grand-mère, n’est-ce pas ? Tout au plus, je recevrais…
— Ah, oui ? s’esclaffa Geralt. Ta grand-mère ne plaisante pas, c’est ça ? Tu as déjà reçu des raclées ?
Ciri arrêta sur lui un regard empli de colère.
— Tu sais quoi ? dit-il. Nous dirons à ta grand-mère que je t’ai déjà battue. On ne peut pas châtier deux fois quelqu’un pour la même faute. Qu’en penses-tu ?
— Que tu es stupide. (Ciri se releva sur les coudes en faisant bruisser les branches.) Lorsque grand-mère apprendra que tu m’as battue, ils te couperont la tête aussi facilement que ça !
— Tu tiens donc quand même un peu à ma tête ?
La petite fille ne répondit pas. Elle renifla encore une fois.
— Geralt…
— Qu’y a-t-il, Ciri ?
— Grand-mère sait que je suis obligée de revenir. Je ne peux pas devenir princesse ou même l’épouse de cet imbécile de Kistrin. Je dois revenir, c’est tout.
Tu le dois, pensa-t-il. Malheureusement, cela ne dépend ni de toi ni de ta grand-mère. Cela dépend de l’humeur de la vieille Eithné et de ma capacité à la convaincre.
— Grand-mère le sait, poursuivit Ciri. Parce que moi… Geralt, jure-moi que tu ne le répéteras à personne. C’est un affreux secret. Terrible, je te dis. Jure-le.
— Je le jure.
— Je vais te le dire. Ma maman était une magicienne, tu sais. Et mon papa était ensorcelé. C’est ce que m’a raconté l’une de mes nounous, et lorsque grand-mère l’a appris, ç’a été une scène terrible. Parce que je suis prédestinée, tu sais ?
— À quoi ?
— Je ne sais pas, répondit-elle préoccupée. Mais je suis prédestinée. C’est ce que ma nounou m’a répété. Et grand-mère a dit qu’elle ne le permettrait pas, que tout ce chata… ce chatané château tomberait plutôt en ruine. Tu comprends ? Et ma nounou a affirmé que rien ne pouvait contrecarrer la prédestination. Ah ! Et puis ma nounou s’est mise à pleurer et grand-mère à hurler. Tu vois ? Je suis prédestinée. Jamais je ne serai l’épouse de cet idiot de Kistrin. Geralt ?
— Dors, dit Geralt en bâillant à s’en décrocher la mâchoire. Dors, Ciri.
— Tu ne veux pas me raconter une histoire ?
— Quoi ?
— Raconte-moi une histoire, ronchonna-t-elle. Je vais dormir sans entendre une histoire ? Ce n’est pas possible.
— Je n’en connais pas, sacrebleu, je ne connais aucune histoire. Dors.
— Ne mens pas. Tu en connais. Lorsque tu étais petit, personne ne te racontait des histoires ? De quoi ris-tu ?
— De rien. Je me souvenais simplement de quelque chose.
— Ah ! Tu vois ! Allez, raconte.
— Quoi ?
— Un conte pour enfants.
Il sourit de nouveau et plaça ses mains sur sa nuque en regardant les étoiles qui scintillaient derrière les branches, juste au-dessus de leur tête.
— Il était une fois… un chat, commença-t-il. Un chat ordinaire, avec des rayures, qui chassait les souris. Un jour, ce chat partit tout seul pour une lointaine promenade dans une forêt sombre, terrible. Il marcha, marcha, marcha…
— Ne crois pas que je vais m’endormir avant qu’il l’atteigne, murmura-t-elle en se serrant contre lui.
— Silence, petite peste. C’est ça…
» Il marche, marche et rencontre un renard. Un renard roux.
Braenn soupira en se couchant de l’autre côté du sorceleur. Elle le serra elle aussi, délicatement.
— Et alors ? (Ciri renifla.) Raconte la suite.
— Le renard observe le chat. Il lui demande : “Qui es-tu, toi ?” Le chat lui répond : “Je suis un chat.” Le renard rétorque : “Ah ! Et tu n’as pas peur, toi un chat, de te promener ainsi tout seul dans la forêt ? Et si le roi décide de partir à la chasse ? Que feras-tu avec les chiens et les rabatteurs sur leurs chevaux ? Je te le dis, chat, la chasse est une chose terrible pour les êtres comme toi et moi. Tu as une fourrure, j’en ai une aussi. Les chasseurs sont sans pitié pour nous, car ils ont des fiancées et des maîtresses dont les mains et les cous grelottent : ils nous transforment en cols et en manchons pour ces catins.”
— C’est quoi, les manchons ? demanda Ciri.
— Ne me coupe pas la parole.
» Le renard poursuit alors : “Moi, cher chat, je sais leur échapper. J’ai pour cela mille deux cent quatre-vingt-six moyens : je suis rusé. Et toi, cher chat, de combien de ruses disposes-tu pour contrer les chasseurs ?”
— Oh ! quelle jolie histoire, s’enthousiasma Ciri en se serrant encore plus fort contre le sorceleur. Raconte… Qu’est-ce qu’a répondu le chat ?
— Oui, murmura de l’autre côté Braenn. Qu’est-ce qu’il a respondu ?
Le sorceleur tourna la tête. Les yeux de la dryade scintillaient. Sa langue pointait de sa bouche entrouverte. C’est évident, pensa-t-il, les jeunes dryades sont friandes d’histoires. Tout comme les jeunes sorceleurs : on leur raconte rarement des histoires en se couchant. Les jeunes dryades s’endorment dans le bruissement des arbres ; les jeunes sorceleurs dans les douleurs musculaires. Nos yeux scintillaient, comme ceux de Braenn, lorsque nous écoutions les histoires de Vesemir, là-bas à Kaer Morhen. C’était il y a longtemps… si longtemps…
— Et alors ? s’impatienta Ciri. C’est quoi la suite ?
— Le chat lui répond : “Moi, cher renard, je ne dispose pas de plusieurs moyens, mais d’un seul : Hop ! Je grimpe dans un arbre. Cela devrait suffire, je pense ?” Le renard sourit : “Eh bien ! cher chat, tu n’es qu’un sot. Soulève donc ta queue rayée et disparais d’ici, car tu périras si les chasseurs te traquent.”
» Soudain, sans crier gare, sans transition ni retard, des chasseurs surgissent des fourrés : sus au chat et au renard !
— Oh là là ! geignit Ciri.
La dryade remua violemment.
— Silence !
» Ils se jettent alors sur eux en hurlant : “En avant ! Écorchons-leur la peau ! Sus aux manchons, aux manchons !” Ils lâchent les chiens sur le chat et le renard. Et le chat, hop ! grimpe dans un arbre comme le font les chats. Jusqu’à la cime. Et les chiens, attrape qui peut !, se saisissent du renard. Avant même que le rouquin puisse user de l’un de ses tours si rusés, il est transformé en col pour dame. Le chat miaule du haut de l’arbre et nargue les chasseurs. Eux ne peuvent rien lui faire, car l’arbre est trop haut. Ils attendent en bas en jurant contre tous les dieux de la terre, mais repartent bredouilles. Le chat est ensuite descendu de l’arbre et s’en est allé tranquillement chez lui.
— Et alors ?
— Rien. L’histoire est terminée.
— Et la morale ? Les histoires ont toujours une morale, n’est-ce pas ?
— Quoi ? demanda Braenn en se serrant plus fort contre Geralt. C’est quoi une morale ?
— Les bonnes histoires possèdent toujours une morale, les mauvaises non, affirma Ciri en reniflant, sûre d’elle-même.
— Celle-là était bonne, rétorqua la dryade. Chacun a reçu ce qu’il méritait. Il fallait se hisser en haut de l’arbre avec l’yghern, petite chestive, comme ce félin si fier. Sans tergiverser : en haut de l’arbre, d’un coup, et attendre avec sagesse. Survivre. Sans se résigner.
Geralt rit sous cape.
— Il n’y avait pas d’arbre dans le parc du château de Nastrog, Ciri ? Au lieu de te rendre à Brokilone, tu aurais pu grimper à sa cime et attendre que Kistrin se lasse des épousailles.
— Tu te moques de moi ?
— Oui.
— Tu sais, je ne peux pas te souffrir.
— C’est affreux, Ciri, tu m’as touché en plein cœur.
— Je sais, acquiesça-t-elle en reniflant, puis elle se serra fortement contre lui.
— Dors bien, Ciri, murmura-t-il en humant son agréable odeur de moineau. Dors bien. Bonne nuit, Braenn.
— Deárme, Gwynbleidd.
Un milliard de branches et des centaines de milliards de feuilles bruissaient au-dessus de leurs têtes.
IV
Le jour suivant, ils atteignirent les Arbres. Braenn mit genou à terre et se prosterna. Geralt sentit qu’il devait faire de même. Ciri soupira d’admiration.
Les Arbres, principalement des chênes, des ifs et des noyers blancs, offraient des circonférences d’une dizaine de toises. Il n’était guère possible d’évaluer la hauteur de leurs cimes. Le lieu où leurs puissantes racines sinueuses se transformait en un tronc régulier était situé très haut au-dessus de leurs têtes. Ils auraient pu avancer plus vite : les colosses laissaient beaucoup d’espace, et aucune végétation, dans leur ombre, ne pouvait survivre. Seul subsistait un lit de feuilles putréfiées.
Ils auraient pu avancer plus vite, mais ils marchaient lentement. En silence. En inclinant la tête. Ils étaient, parmi les Arbres, minuscules, insignifiants, futiles. Négligeables. Même Ciri conservait le silence. Elle ne dit mot pendant près d’une demi-heure.
Ils quittèrent le périmètre des Arbres après une heure de marche pour de nouveau s’enfoncer dans des ravines et d’humides forêts de hêtres.
Ciri était de plus en plus enrhumée. Geralt, qui n’avait pas de mouchoirs, et qui en avait assez de l’entendre sans cesse renifler, lui apprit à se moucher dans ses doigts. Cela plut énormément à la petite fille. À son sourire et ses yeux scintillants, le sorceleur savait qu’elle se réjouissait à l’idée de pouvoir montrer ce tour à la cour pendant un banquet ou à l’audience d’un ambassadeur d’outre-mer.
Braenn s’arrêta soudain et se retourna.
— Gwynbleidd, dit-elle en déroulant son bandeau vert entortillé autour de son coude, viens. Je dois te couvrir les yeux. Il le faut.
— Je sais.
— Je te guiderai. Donne-moi la main.
— Non, protesta Ciri, c’est moi qui le guiderai. D’accord, Braenn ?
— Bien, petite chestive.
— Geralt ?
— Oui ?
— Que signifie Gwyn… bleidd ?
— Loup-Blanc. C’est ainsi que les dryades me nomment.
— Attention, une racine. Prends garde de ne pas trébucher. Elles te nomment ainsi parce que tu as les cheveux blancs ?
— Oui… Oh ! Sacrebleu !
— Je t’avais pourtant dit qu’il y avait une racine.
Ils continuèrent de marcher. Lentement. Les feuilles au sol étaient glissantes. Geralt eut une sensation de chaleur sur le visage. La lueur du soleil transperçait le bandeau qui lui recouvrait les yeux.
Il entendit la voix de Ciri :
— Oh ! Geralt. Que c’est beau ici… Dommage que tu ne puisses pas voir tout cela. Il y a tant de fleurs. Et d’oiseaux. Tu les entends chanter ? Oh ! Il y en a tant ! Des quantités. Et puis des écureuils. Attention, nous allons franchir un ruisseau sur un passage de pierres. Ne tombe pas dans l’eau. Que de poissons ! Il y en a plein. Ils nagent dans l’eau, tu sais ! Il y a tant d’animaux. Nulle part ailleurs il n’y en a autant…
— Nulle part, grommela-t-il, nulle part. Nous sommes arrivés à Brokilone.
— Quoi ?
— Brokilone. Le terme de notre voyage.
— Je ne comprends pas…
— Personne ne comprend. Personne ne veut comprendre.
V
— Enlève ton bandeau, Gwynbleidd. Nous sommes arrivés.
Un épais tapis de brume engloutissait Braenn jusqu’aux genoux.
— Duén Canell, le lieu du Chêne. Le cœur de Brokilone.
Geralt était déjà venu autrefois. À deux reprises. Mais il n’en avait fait part à personne. Personne ne l’aurait cru.
C’était une doline entièrement couverte par les cimes d’immenses arbres verts, baignée de brumes et de vapeurs émanant de la terre, des rochers, des sources chaudes. Une doline…
Le médaillon qu’il portait autour du cou vibra délicatement.
Un doline inondée de magie. Duén Canell. Le cœur de Brokilone. Braenn releva la tête puis remit son carquois en bandoulière.
— Allons, donne-moi ta main, petite chestive.
Au début, la doline semblait morte et abandonnée. Mais pas pour longtemps. Un sifflement fort et modulé se fit entendre. Une dryade svelte aux cheveux foncés descendit habilement des marches de polypore à peine visibles, qui enlaçaient en spirale le tronc d’un arbre à proximité. Elle était vêtue comme toutes les autres d’un costume de camouflage.
— Ceád, Braenn.
— Ceád, Sirssa. Va’n vort meáth Eithné á ?
— Neén, aefder, répondit Cheveux foncés en toisant le sorceleur d’un regard langoureux. Ess’ ae’n Sidh ?
Particulièrement séduisante, même par rapport aux standards humains, elle rit en montrant des dents blanches et scintillantes. Geralt, conscient que la dryade l’observait de pied en cap, perdit contenance et se sentit idiot.
— Néen. (Braenn tourna la tête :) Ess’ vatt’ghern, Gwynbleidd, á váen meáth Eithné va, a’ss.
— Gwynbleidd ? (La jolie dryade pinça les lèvres :) Bloede caèrm ! Aen’ne caen n’wedd vort ! T’ess foile !
Braenn ricana.
— Que se passe-t-il ? demanda le sorceleur, agacé.
— Rien, ricana de nouveau Braenn. Rien. Allons.
— Oh ! Regarde ! s’émerveilla Ciri. Regarde, Geralt, toutes ces maisonnettes, comme elles sont drôles !
Duén Canell commençait véritablement au fond de la doline. Les « drôles de maisonnettes », qui rappelaient par leur forme de grandes boules de gui, étaient accrochées aux troncs et aux branches des arbres à des hauteurs variées, juste au-dessus du sol ou plus haut, et même au niveau des cimes. Geralt aperçut également quelques constructions plus grandes à même la terre : des cabanes de branches entremêlées et couvertes de feuilles. Il devinait la présence de vies derrière les ouvertures de ces gîtes, mais les dryades demeuraient invisibles. Elles devaient être beaucoup moins nombreuses que lors de sa visite précédente.
— Geralt, murmura Ciri. Ces maisons poussent ! Elles ont des feuilles.
— Elles sont faites d’arbres vivants, expliqua le sorceleur. C’est ainsi que vivent les dryades, c’est ainsi qu’elles construisent leurs demeures. Jamais une dryade ne blesserait un arbre en le coupant ou en le sciant. Elles savent néanmoins faire pousser les branches de manière à former des abris.
— Comme c’est mignon. J’aimerais tant avoir une maison comme celle-là dans notre parc.
Braenn s’arrêta devant l’une des plus grandes constructions.
— Entre, Gwynbleidd, c’est ici que tu attends Mme Eithné. Vá fáill, petite chestive.
— Quoi ?
— C’est un adieu, Ciri. Elle te disait au revoir.
— Ah ! Au revoir, Braenn.
Ils entrèrent. L’intérieur de la « maison » scintillait tel un kaléidoscope de taches ensoleillées que la charpente filtrait et tamisait.
— Geralt !
— Freixenet !
— Mais tu vis ! Par tous les diables !
Le sourire du blessé étincelait. Freixenet se souleva sur son lit de sapin. Il vit Ciri collée à la cuisse du sorceleur. Ses yeux sortirent de leurs orbites ; il devint cramoisi.
— Tu es donc là, petite peste ! Il s’en est fallu d’un cheveu que je perde la vie à cause de toi ! Ah ! Tu as de la chance que je ne puisse pas me lever, car je t’aurais déjà solidement corrigée.
Ciri fît la moue.
— C’est le deuxième qui veut me battre, répliqua-t-elle en plissant comiquement le nez. Je suis une jeune fille… Les jeunes filles, on ne les bat pas ! Ce n’est pas permis.
— Je te montrerai ce qu’il est permis de faire, répondit Freixenet en toussotant, sale petite gale ! Ervyll en a perdu la tête… Terrifié, il envoie des messages à qui mieux mieux, affirmant que ta grand-mère a lancé son armée sur lui. Qui pourrait croire que tu as fui toi-même ? Tout le monde sait qui est Ervyll et ce qu’il aime. Tout le monde pense qu’il t’a… fait quelque chose en état d’ébriété et qu’il a ordonné ensuite de te noyer dans un étang ! Nous sommes à deux doigts d’une guerre contre Nilfgaard. Le traité et l’alliance avec ta grand-mère ont été jetés à tous les diables ! Tu vois l’ampleur de ton méfait ?
— Ne t’énerve pas ainsi, dit le sorceleur, tu pourrais provoquer une hémorragie. Comment as-tu fait pour arriver si vite ?
— Si je le savais. Je suis resté inconscient pendant la majeure partie du temps. Elles m’ont enfoncé quelque chose de dégoûtant dans la gorge. Avec violence, en me pinçant le nez… Quel affront, filles de chienne…
— Tu as survécu grâce à ce quelles t’ont enfoncé dans la gorge. Elles t’ont porté jusqu’ici ?
— Elles m’ont mis sur un traîneau. Je leur demandais des nouvelles de toi, mais elles restaient silencieuses. J’étais certain que tu avais succombé à une flèche. Tu avais disparu si rapidement… et te voilà sain et sauf, et même sans entraves ; de plus, chapeau, tu retrouves la princesse Cirilla. Que le diable m’emporte, Geralt, tu sauras toujours te tirer d’affaire, comme un chat qui retombe sur ses pattes.
Le sorceleur sourit sans répondre. Freixenet détourna la tête pour tousser violemment et cracher une humeur rosée.
— Soit, ajouta-t-il, et le fait qu’elles ne m’aient pas achevé, je te le dois aussi. Elles te connaissent, ces satanées dianes chasseresses. C’est la seconde fois que tu me sauves d’un danger.
— N’en parlons plus, baron.
Freixenet essaya de s’asseoir en gémissant de douleur, mais il dut renoncer.
— Aux latrines ma baronnie, ronchonna-t-il, j’étais baron à Hamm. Je suis actuellement quelque chose dans le genre de voïvode pour Ervyll à Verden. Ou plutôt je l’étais, car même si je sors vivant de cette forêt, ma seule place à Verden sera sur l’échafaud. Cirilla, cette petite hermine, a échappé à la surveillance de mes gardes. Tu penses que je me serais aventuré avec deux compagnons pour le plaisir dans Brokilone ? Non, Geralt, moi aussi j’ai fui. Je ne pouvais compter sur la clémence d’Ervyll qu’à la condition que je la ramène. Et puis nous sommes tombés sur ces maudites créatures… Sans toi, je pourrirais encore dans ce trou de souche. Tu m’as sauvé une nouvelle fois. C’est la providence. C’est clair comme de l’eau de roche.
— Tu exagères.
Freixenet tourna la tête.
— C’est la providence, répéta-t-il. Il devait être écrit là-haut que nous nous rencontrerions encore, sorceleur. Et qu’une nouvelle fois, tu me sauverais la peau. Je me souviens qu’on en parlait à Hamm après que tu m’eus libéré du charme de cet oiseau.
— C’est le hasard, rétorqua froidement Geralt, le hasard, Freixenet.
— Quel hasard ? Bon sang, sans toi, je serais encore aujourd’hui un cormoran.
— Tu étais un cormoran, cria Ciri, toute excitée, un véritable cormoran, un oiseau ?
— Oui, répondit le baron en serrant les dents. Une… une… catin… une chienne… par vengeance.
— Tu ne lui avais certainement pas donné de fourrure, affirma Ciri en plissant le nez, ni de manchon.
— Il y avait une autre raison, continua Freixenet en rougissant légèrement, mais qu’est-ce que cela peut te faire, sale môme ? (Ciri, visiblement vexée, tourna la tête ; Freixenet se mit à tousser.) Oui… moi… Tu m’as délivré d’un sort à Hamm. Sans toi, Geralt, je serais resté toute ma vie un cormoran. Je volerais au-dessus du lac et déposerais ma fiente sur les branches des arbres dans l’illusion qu’une chemise tissée par ma sœurette avec du liber d’orties, dans un entêtement digne d’une cause meilleure, me libérerait de ce sortilège. Bon sang, lorsque me revient à l’esprit sa chemise, j’ai envie de frapper quelqu’un. Quelle idiote…
— Ne parle pas ainsi, dit le sorceleur en riant. Son intention était pure. Elle avait été trompée, voilà tout. De nombreux mythes insensés accompagnent la question du désensorcellement. Tu as eu de la chance, Freixenet. Elle aurait pu ordonner qu’on te plonge dans du lait bouillant. C’est déjà arrivé. Vêtir quelqu’un d’une chemise d’orties ne menace pas sa santé, même si cela ne l’aide guère.
— Hum, oui peut-être. Peut-être ai-je trop exigé d’elle. Élise a toujours été une sotte, depuis qu’elle est toute petite : sotte et jolie, le matériau idéal pour devenir l’épouse d’un roi.
— C’est quoi un joli matériau ? demanda Ciri. Et pour quelle raison devenir une épouse ?
— Ne te mêle pas de ça, môme, je t’ai dit. Oui, Geralt, j’ai eu de la chance que tu apparaisses à Hamm et que le gentil beau-frère du roi soit enclin à dépenser les quelques ducats qui t’ont permis de me désensorceler.
— Tu sais, Freixenet, répondit le sorceleur en riant de plus en plus, que l’événement a été colporté très loin aux alentours ?
— La véritable version ?
— Pas tout à fait. D’abord on t’y a affublé de dix frères.
— Oh non ! (Le baron se souleva sur les coudes en toussant.) En comptant Élise, nous étions donc douze ? Quelle sombre idiotie ! Ma mère n’était certainement pas un lapin !
— Ce n’est pas tout. On a considéré qu’un cormoran n’était pas suffisamment romantique.
— En effet, il ne l’est pas ! Il n’y a rien en lui de romantique. (Le baron fit une grimace en massant son torse bandé de tiges et de morceaux d’écorces de bouleau.) En quoi donc ce récit me transformait-il ?
— En cygne. Plus précisément en cygnes au pluriel, car vous étiez onze, tu te souviens ?
— Et en quoi, je te prie, le cygne est-il plus romantique que le cormoran ?
— Je ne sais pas.
— Moi non plus. Mais je fais le pari que dans ce récit, Élise me délivre de ce sort grâce à une satanée chemise d’orties.
— Dans le mille. À propos, comment va Élise ?
— La pauvrette est phtisique. Elle n’en a plus pour longtemps.
— C’est triste.
— Oui, confirma Freixenet sans émotion et en détournant le regard.
— Pour en revenir à ton ensorcellement… (Geralt s’adossa à la paroi de branches souples tressées.) As-tu encore des symptômes ? Des plumes te poussent-elles sur le corps ?
— Grâce aux dieux, non, soupira le baron. Tout va bien. La seule caractéristique qui me soit restée de ce temps-là, c’est le goût pour les poissons. Rien ne vaut une bonne bâfre de poissons. Parfois, je rends visite aux pêcheurs dès le matin sur le havre, et avant qu’ils n’attrapent une pièce plus noble, je me contente avec délectation d’une première puis d’une deuxième poignée d’ablettes encore grouillantes du vivier, de quelques petites loches franches, d’une vandoise ou d’un chevesne… C’est d’ailleurs plus une volupté qu’une véritable bâfre.
— C’était un cormoran, dit lentement Ciri en regardant Geralt. C’est toi qui l’as désensorcelé. Tu sais jeter des sorts ?
— Cela semble évident, rétorqua Freixenet. Tous les sorceleurs le savent.
— Sorce… Sorceleur ?
— Tu ne savais pas qu’il est sorceleur ? Le fameux Geralt de Riv ! En effet, comment une môme comme toi saurait ce qu’est un sorceleur ? À notre époque, ce n’est plus comme avant. Il y a peu de sorceleurs aujourd’hui. Tu n’en rencontres presque plus. Tu en as déjà vu un ?
Ciri secoua lentement la tête sans cesser d’observer Geralt.
— Un sorceleur, môme, c’est… (Freixenet s’interrompit et devint tout pâle en voyant Braenn faire irruption dans la hutte.) Non, je ne veux pas ! Je ne veux pas qu’on me bourre la gueule de quoi que ce soit, pas question ! Geralt, dis-lui…
— Calme-toi.
Braenn n’accorda à Freixenet qu’un regard furtif. Elle alla directement vers Ciri qui se tenait accroupie à côté du sorceleur.
— Viens, dit-elle. Viens, petite chestive.
— Où allons-nous ? demanda Ciri en grimaçant. Je n’irai pas. Je veux rester avec Geralt.
— Vas-y, lui dit Geralt en forçant son sourire. Tu vas t’amuser avec Braenn et les jeunes dryades. Elles vont te montrer Duén Canell…
— Elle ne m’a pas bandé les yeux, articula très lentement Ciri. Sur le chemin, elle ne m’a pas bandé les yeux. À toi, oui. Pour que tu ne puisses pas revenir. Cela signifie que…
Geralt fixa Braenn. La dryade haussa les épaules puis pris la petite fille dans ses bras en la serrant contre son corps.
— Cela signifie… (La voix de Ciri se brisa :) Cela signifie que plus jamais je ne sortirai d’ici. N’est-ce pas ?
— Personne n’échappe à son destin.
Ils tournèrent tous la tête en direction de cette voix : pleine, basse, dure et décidée. Une voix qui exigeait qu’on l’écoutât et qui ne tolérait aucune objection. Braenn salua. Geralt mit genou à terre.
— Madame Eithné…
La souveraine de Brokilone portait une robe vert clair, légère et traînante. Elle était, comme la plupart des dryades, mince et de petite taille, mais son port de tête demeurait fier. Son visage sérieux et dur, ses lèvres décidées, donnaient l’impression qu’elle était plus grande et plus puissante. La couleur de ses cheveux et de ses yeux rappelait celle de l’argent fondu.
Elle était entrée dans la hutte escortée de deux plus jeunes dryades armées d’arcs. Elle fit silencieusement signe à Braenn qui s’empressa de prendre Ciri par la main et l’emmena du côté de la sortie en courbant la tête. Ciri, pâle, interdite, la suivit d’une démarche raide et inélégante. Lorsqu’elle passa à côté d’Eithné, la dryade aux cheveux d’argent la saisit par le menton et observa longtemps la petite fille dans les yeux. Geralt vit que Ciri tremblait.
— Va, dit enfin Eithné. Va, mon enfant. N’aie peur de rien. Plus rien n’est en mesure de changer ton destin. Tu es à Brokilone.
Ciri trotta sagement derrière Braenn. Elle se retourna sur le seuil de la hutte. Le sorceleur remarqua que ses lèvres tremblaient et que ses yeux noyés de larmes brillaient comme du verre. Il resta néanmoins silencieux dans sa position agenouillée, inclinant toujours la tête avec respect.
— Relève-toi, Gwynbleidd, sois le bienvenu.
— Je te salue, Eithné, souveraine de Brokilone.
— J’ai de nouveau le plaisir de t’accueillit dans ma forêt. Bien que tu viennes sans mon accord et sans même que je le sache. Entrer ainsi dans Brokilone est chose risquée, Loup-Blanc. Même pour toi.
— Je suis en mission.
— Ah ! sourit légèrement la dryade. Cela explique ta témérité, pour ne pas user d’un terme plus approprié. Geralt, l’immunité des délégués n’a de vigueur que parmi les humains. Pour ma part, je ne l’accepte pas. Je ne reconnais d’ailleurs rien qui soit humain. Ici, c’est Brokilone.
— Eithné…
— Silence, jeta-t-elle sans lever la voix. J’ai donné l’ordre de t’épargner. Tu sortiras vivant de Brokilone. Pas en vertu de ton statut de messager, mais pour d’autres raisons.
— Tu ne veux donc pas savoir de qui je suis le délégué ? D’où je viens et au nom de qui ?
— Pour être sincère, non. Ici, nous sommes à Brokilone. Tu viens de l’extérieur, d’un monde qui ne m’intéresse en rien. Pourquoi devrais-je perdre du temps à entendre les délégués ? Que m’importent des propositions ou des ultimatums énoncés par quelqu’un dont je sais qu’il pense et ressent autrement que moi ? Que m’importe ce que pense le roi Venzlav ?
Geralt détourna la tête sous l’effet de l’étonnement.
— Comment sais-tu que c’est Venzlav qui m’envoie ?
— C’est pourtant évident, répondit la dryade en souriant. Ekkehard est trop sot. Ervyll et Viraxas me haïssent trop. Je ne vois point d’autres domaines avoisinants.
— Tu sais beaucoup de choses sur ce qui se passe en dehors de Brokilone, Eithné.
— Je sais beaucoup de choses, Loup-Blanc. C’est le privilège de mon âge. Maintenant, si tu le permets, j’aimerais régler une affaire. Cet homme à l’allure d’ours (la dryade cessa de sourire en observant Freixenet) est ton ami ?
— Nous nous connaissons. Je l’ai délivré autrefois d’un sort.
— Le problème est que je ne sais pas quoi faire de lui. Je ne peux tout de même pas ordonner son exécution après avoir permis qu’on le soigne, même s’il représente une menace. Il n’a pas l’air d’un fanatique, plutôt d’un chasseur de scalps. Je sais qu’Ervyll paie pour chaque scalp de dryade. Je ne me souviens plus combien. Le prix augmente du reste avec l’inflation.
— Tu te trompes. Ce n’est pas un chasseur de scalps.
— Pourquoi s’est-il donc introduit dans Brokilone ?
— Pour chercher la petite fille dont il avait la responsabilité. Il a risqué sa vie pour la retrouver.
— C’est absurde, réagit-elle froidement. C’est plus que prendre un risque. Il allait à une mort certaine. Il ne doit la vie qu’à sa santé de cheval et à sa résistance. Pour ce qui concerne cette enfant, elle aussi doit la vie à la chance. Mes filles n’ont pas tiré, croyant avoir affaire à un lutin ou à un farfadet.
Elle arrêta une nouvelle fois son regard sur Freixenet. Geralt remarqua que ses lèvres perdaient de leur désagréable dureté.
— Soit. Célébrons cette journée.
Eithné s’approcha du lit de branches. Les deux dryades qui l’accompagnaient également. Freixenet pâlit et se recroquevilla dans l’espoir de disparaître.
Elle l’observa un instant en clignant légèrement des yeux.
— Tu as des enfants ? demanda-t-elle enfin. C’est à toi que je parle, lourdaud.
— Plaît-il ?
— Je m’exprime pourtant clairement.
— Je ne suis pas… (Freixenet se racla la gorge en toussant.) Je ne suis pas marié.
— Ta vie familiale m’importe peu. Je veux savoir si tes reins grassouillets sont capables d’allumer des feux. Par le Grand Arbre ! As-tu déjà engrossé une femme ?
— Eh bien ! Oui…, oui, madame, mais…
Eithné fit négligemment un geste de la main puis se tourna vers Geralt.
— Il demeurera à Brokilone, affirma-t-elle, jusqu’à complète guérison et puis encore quelque temps. Ensuite… qu’il aille où bon lui plaise.
— Je te remercie, Eithné. (Le sorceleur s’inclina.) Et la petite fille… Quelle est ta décision ?
— Pourquoi me le demandes-tu ? (Les yeux argentés de la dryade le fixaient froidement.) Tu le sais bien.
— Ce n’est pas une enfant ordinaire, elle ne vient pas d’un village. C’est une princesse.
— Cela ne m’impressionne pas. Cela ne fait pas de différence.
— Écoute…
— Pas un mot de plus, Gwynbleidd.
Geralt se tut en pinçant les lèvres.
— Qu’en est-il de ma mission ?
— Je t’écoute, murmura la dryade. Non pas par curiosité. Je le fais personnellement pour toi : tu pourras témoigner auprès de Venzlav que sa requête a été présentée et percevoir l’argent qu’il t’a certainement promis contre ton ambassade dans mon royaume. Mais pas maintenant. Je suis occupée. Rends-moi visite ce soir dans mon Arbre.
Freixenet se releva sur ses coudes après que la dryade fut sortie. Il gémit, toussa, se cracha dans la main.
— Qu’est-ce que cela signifie, Geralt ? Pourquoi suis-je censé rester ? Que voulait-elle dire avec ces enfants ? Dans quelle histoire m’as-tu embarqué, hein ?
— Tu sauves ta tête, Freixenet, répondit le sorceleur d’une voix lasse. Tu feras partie des privilégiés qui sont sortis de Brokilone vivants. Dernièrement, en tout cas. Et puis, tu vas devenir le père d’une petite dryade, peut-être de plusieurs.
— Comment ? Je dois devenir… un étalon reproducteur ?
— Tu peux appeler ça comme bon te semble. Ton choix est limité.
— Je comprends, grogna le baron en souriant vulgairement. J’ai vu des prisonniers de guerre travailler dans des mines ou creuser des canaux. De ces deux maux, je préfère… J’espère simplement avoir suffisamment de forces. Il y en a un certain nombre ici…
— Arrête de sourire bêtement en prenant tes rêves pour une réalité, se renfrogna Geralt. Ici, nul hommage, nulle musique, pas de vin, pas d’éventails et encore moins de hordes de dryades amoureuses. Tu en rencontreras une, peut-être deux. Il n’y aura pas de sentiment. Elles traiteront l’affaire et toi-même a fortiori très pragmatiquement.
— Elles ne ressentent pas de plaisir ? Au moins, j’espère que cela ne leur fait pas mal.
— Arrête de faire l’enfant. Sous cet aspect, elles ne se différencient pas des femmes ordinaires. Au moins physiquement.
— Que veux-tu dire ?
— Il dépendra de toi que la dryade prenne du plaisir ou non. Cela ne change rien au fait que seul l’effet lui importera. Ta personne en l’occurrence est secondaire. N’attends aucune reconnaissance. Ah ! Et puis, ne prends jamais l’initiative, sous aucun prétexte.
— L’initiative ?
— Si tu la rencontres au petit matin, poursuivit patiemment le sorceleur, incline-toi, et par tous les diables, évite les sourires en coin et les clins d’oeil. Il s’agit pour les dryades d’un sujet mortellement sérieux. Si c’est elle qui sourit ou s’approche de toi, tu peux alors entamer la conversation. Le mieux est de parler des arbres. Si tu ne t’y connais pas, il te reste le temps qu’il fait. Si par contre elle feint de ne pas te voir, garde tes distances. Et garde tes distances vis-à-vis des autres dryades. Et tes mains dans tes poches. Une dryade non préparée à ce commerce ne comprend pas ce dont il s’agit. Tu risques un coup de couteau en voulant la toucher : elle ne comprendrait pas l’intention.
— Tu as déjà goûté aux joies des noces dryades ? plaisanta Freixenet. Cela t’est arrivé ?
Le sorceleur ne répondit pas. Il avait devant les yeux la belle et svelte dryade ainsi que son sourire insolent. Vatt’ghern, bloede caérme. Un sorceleur : piètre destin. Qu’est-ce que tu nous as rapporté, Braenn ? Que peut-il nous donner ? Il n’y a rien à tirer d’un sorceleur…
— Geralt ?
— Quoi ?
— Que va-t-il se passer avec la princesse Cirilla ?
— Tu peux tirer un trait dessus. Elle deviendra bientôt une dryade. Dans deux ou trois ans, elle transpercera d’une flèche l’œil de son propre frère s’il tente de s’introduire dans Brokilone.
— Sacrebleu, hurla Freixenet en convulsant ses traits. Ervyll sera furieux. Geralt ? Il ne serait pas possible de…
— Non, l’interrompit le sorceleur. N’essaie même pas. Tu ne sortirais pas vivant de Duén Canell.
— Cela signifie que la petite est perdue.
— Pour vous, oui.
VI
L’Arbre d’Eithné était, cela va sans dire, un chêne, ou plutôt trois chênes soudés les uns aux autres pendant leur croissance, encore verts et ne trahissant aucun symptôme de dessèchement malgré les trois cents ans au moins que Geralt leur attribuait. Les troncs étaient vides. La cavité ainsi formée avait les dimensions d’une grande pièce dotée d’un haut plafond se rétrécissant en cône. L’intérieur, éclairé d’une faible lanterne, avait été transformé en un logis confortable dont la modestie l’emportait sur la rusticité.
Eithné attendait, agenouillée sur une sorte de tapis tissé. Ciri, lavée et guérie de son rhume, demeurait assise en tailleur devant elle, droite comme un i et immobile, ses yeux en amande grands ouverts. Le sorceleur vit un beau visage où nulle trace de saleté ni grimace de méchanceté n’apparaissaient désormais.
La dryade coiffait lentement et avec soin la longue chevelure de la petite fille.
— Entre, Gwynbleidd, assieds-toi.
Il s’assit cérémonieusement en posant d’abord un genou à terre.
— Es-tu reposé ? demanda-t-elle sans accorder de regard au sorceleur et en continuant de coiffer Ciri. Quand penses-tu prendre le chemin du retour ? Que dis-tu de demain matin ?
— Comme tu l’entends, souveraine de Brokilone, répondit-il froidement. Un seul mot de toi suffit pour te débarrasser de ma présence indiscrète à Duén Canell.
— Geralt… (Eithné tourna lentement la tête.) Comprends-moi bien. Je te connais et te respecte. Je sais que tu n’as jamais nui à une dryade, une naïade, une sylphide ou une nymphe, bien au contraire : il t’est souvent arrivé de prendre leur défense, de leur sauver la vie. Mais cela ne change rien à l’affaire. Beaucoup trop de choses nous séparent. Nos mondes sont différents. Je ne veux ni ne peux faire d’exception. Pour personne. Je ne te demande pas si tu comprends ce fait, car je sais que c’est le cas. Je te demande si tu l’acceptes.
— Qu’est-ce que cela change ?
— Rien. Mais je veux savoir.
— Je l’accepte, confirma-t-il. Que va devenir la petite ? Elle non plus n’appartient pas à ce monde.
Ciri posa sur lui un regard farouche puis jeta un œil vers le haut, vers la dryade. Eithné sourit.
— Plus pour longtemps, répliqua-t-elle.
— Eithné, s’il te plaît, réfléchis encore.
— À quoi ?
— Rends-la-moi. Laisse-la repartir avec moi dans le monde qui est le sien.
— Non, Loup-Blanc. (La dryade enfonça de nouveau profondément le peigne dans la chevelure cendrée de Ciri.) Je ne te la rends pas. Tu devrais le comprendre plus que les autres.
— Moi ?
— Oui, toi. Brokilone n’est pas fermé aux nouvelles du monde. Certaines d’entre elles concernent un certain sorceleur qui, pour paiement de ses services, extorque parfois de bien curieux serments : « Donne-moi ce que ta maison recèle sans que tu le saches », « Donne-moi ce que tu possèdes sans le savoir ». Cela ne t’est pas familier ? Par ce biais, vous essayez depuis un certain temps de changer le cours de la destinée. En cherchant de jeunes garçons que le destin vous offre pour vous succéder, vous essayez de conjurer la disparition et l’oubli. Vous luttez contre le néant. Pourquoi prends-tu par conséquent cet air étonné ? Je ne me soucie moi aussi que du destin des dryades. N’est-ce pas justice ? Pour chaque dryade assassinée par les humains, je prends une jeune fille.
— En la retenant, tu attises l’animosité et le désir de vengeance. Tu favorises la haine.
— La haine humaine… Rien de nouveau sous le soleil. Non, Geralt. Je ne la rendrai pas. D’autant qu’elle est saine. C’est assez rare aujourd’hui.
— Assez rare ?
La dryade pointa ses grands yeux d’argent sur lui :
— Ils m’abandonnent des jeunes filles malades : diphtérie, scarlatine, croup, et même variole ces derniers temps. Ils pensent que nous n’avons pas d’immunité et qu’une épidémie nous détruira ou, tout au moins, décimera nos rangs. Déçois-les, Geralt. Nous disposons de quelque chose de plus que l’immunité. Brokilone prend soin de ses enfants.
Eithné se tut. Elle se pencha et s’aida de sa seconde main pour délicatement démêler une mèche récalcitrante.
— Puis-je dévoiler le contenu du message que t’envoie le roi Venzlav ?
— N’est-ce pas une perte de temps ? demanda la dryade en relevant la tête. Pourquoi te fatiguer ? Je sais parfaitement ce que le roi Venzlav entend me proposer. Point n’est besoin de dons d’extralucide pour le savoir. Il veut que je lui livre une partie du territoire de Brokilone allant, disons, jusqu’à la rivière Vda dont il considère ou aimerait pouvoir considérer qu’elle constitue une frontière naturelle entre Brugge et Verden. En échange, je suppose qu’il m’offre une enclave : un petit coin sauvage de forêt. Je suppose aussi que sa parole et ses prérogatives royales garantissent que ce petit coin sauvage, ce modeste lopin de forêt primitive, nous appartiendra pour les siècles des siècles, et que personne n’osera s’en prendre aux dryades, que celles-ci pourront y vivre en paix. Quoi, Geralt ? Venzlav voudrait mettre un terme à une guerre de Brokilone qui dure depuis deux siècles ? Et pour ce faire, les dryades devraient offrir ce pour quoi elles périssent depuis deux cents ans ? Offrir Brokilone ? Tout simplement ?
Geralt garda le silence. Il n’avait rien à ajouter. La dryade se mit à rire.
— La proposition du roi ressemble-t-elle à cela, Gwynbleidd ? Ou peut-être est-elle moins hypocrite : « Descends de ta suffisance, vieil épouvantail des bois, bête sauvage, reliquat du passé, et écoute ce que nous, roi Venzlav, désirons : du cèdre, du chêne et du noyer blanc, et puis de l’acajou, du bouleau doré, de l’if pour les arcs et des pins pour les mâts. Brokilone s’étend à nos côtés, mais nous importons notre bois de derrière les montagnes. Nous voulons le fer et le cuivre que vos sous-sols dissimulent. Nous voulons l’or des veines de Craag An. Nous voulons abattre, scier et creuser tranquillement sans plus entendre le sifflement de vos flèches. Et le plus important : nous voulons enfin devenir maître de tout ce que le royaume recèle. Nous ne désirons pas un Brokilone et une forêt qui nous empêchent d’avancer. Une telle entité blesse notre orgueil, nous irrite et nous empêche de fermer l’œil, car nous sommes, nous humains, les propriétaires du monde. Nous pouvons tolérer dans ce monde quelques elfes, des dryades ou des naïades, à la condition que ces créatures restent discrètes. Accepte notre volonté, Souveraine de Brokilone ou péris. »
— Eithné, tu as toi-même convenu que Venzlav n’est ni idiot ni fanatique. Tu sais sans aucun doute qu’il est un roi juste, vénérant la paix, attristé et inquiet lorsque le sang est versé…
— S’il se tient à distance de Brokilone, pas une goutte de sang ne coulera.
— Tu sais très bien, répliqua Geralt en relevant la tête, que la situation est quelque peu différente : des humains ont été tués à la Terre brûlée, à la Huitième Lieue, sur les collines de la Chouette ; et puis aussi à Brugge, sur la rive gauche du Ruban. Tous ces lieux sont situés en dehors de Brokilone. La forêt y a été abattue il y a cent ans !
— Que signifient cent ans pour Brokilone ? Et cent hivers ?
Geralt garda le silence.
La dryade rangea le peigne puis caressa les cheveux cendrés de Ciri.
— Rends-toi à la proposition de Venzlav, Eithné.
La dryade lui rendit un regard indifférent.
— Qu’est-ce que cela nous donnera, à nous et aux enfants de Brokilone ?
— La possibilité de survivre. Non, Eithné, ne me coupe pas la parole. Je sais ce que tu veux dire. Je comprends ta fierté d’un Brokilone indépendant. Mais le monde change. Une ère est en train de prendre fin. Que tu le veuilles ou non, la maîtrise du monde par les humains est un fait. Seuls survivent ceux qui s’assimilent à leur société. Les autres disparaissent. Eithné, il existe des forêts où dryades, ondines et elfes vivent tranquillement en accord avec les humains. Nous sommes si proches les uns des autres. Les humains peuvent devenir le père de vos enfants. Que te donne la guerre que tu mènes ? Les pères potentiels de vos enfants tombent un à un sous vos flèches. Quelle en est la conséquence ? Combien de dryades de Brokilone sont de pur sang ? Combien d’entre elles sont de petites filles enlevées et éduquées ? Tu as même besoin d’un Freixenet. Tu n’as pas le choix. Je vois peu de jeunes dryades ici, Eithné. Je ne vois qu’elle : une petite fille humaine terrorisée et abrutie par les stupéfiants, paralysée par la peur…
— Je n’ai pas peur du tout ! cria alors Ciri en reprenant pendant un instant son expression de petit diable. Et je ne suis pas abrutie ! Ce n’est pas vrai ! Rien ne peut m’arriver ici. Justement ! Je n’ai pas peur ! Grand-mère dit que les dryades ne sont pas mauvaises, et ma grand-mère est la plus intelligente du monde ! Ma grand-mère… Ma grand-mère dit qu’il faudrait plus de forêts comme celle-ci…
Elle se tut et courba la tête. Eithné éclata de rire :
— Enfant de Sang ancien, dit-elle. Oui, Geralt, les Enfants de Sang ancien dont parle la prédiction continuent de naître de par le monde. Et toi, tu me parles de la fin d’une ère… Tu te demandes si nous allons survivre…
— La morveuse devait se marier à Kistrin de Verden, coupa Geralt. Dommage que cette union soit désormais impossible. Kistrin succédera un jour à Ervyll : sous l’influence d’une épouse ayant de telles opinions, les expéditions contre Brokilone prendraient vite fin.
— Je ne veux pas de ce Kistrin ! protesta doucement la petite fille. (Un éclair apparut dans ses yeux verts.) Que Kistrin se trouve un joli et stupide matériau. Moi, je ne suis pas un matériau dont on dispose ! Je ne deviendrai pas princesse royale !
— Silence, Enfant de Sang ancien. (La dryade serra Ciri contre son sein.) Ne pleure pas. Tu ne deviendras jamais princesse royale, bien sûr…
— Bien sûr, l’interrompit le sorceleur. Et toi et moi, Eithné, savons bien ce que Ciri va devenir. Je vois que son sort est déjà décidé. Tant pis. Quelle réponse dois-je rapporter au roi Venzlav, souveraine de Brokilone ?
— Aucune.
— Comment ça, aucune ?
— Aucune. Il comprendra. Autrefois, il y a très longtemps, du temps où Venzlav n’était pas encore de ce monde, des hérauts d’armes avaient été envoyés à la frontière de Brokilone. Les cornes et les trompettes sonnaient ; les armures brillaient ; les étendards et les oriflammes claquaient au vent. Ils proclamaient : “Rends-toi Brokilone ! Le roi Capradonte, souverain de la Montagne chauve et de la Prairie inondée exige que tu abdiques, Brokilone !” La réponse de Brokilone fut toujours la même. Lorsque tu quitteras ma forêt, Gwynbleidd, retourne-toi et écoute. Dans le murmure des feuilles, tu entendras la réponse de Brokilone. Transmets-la à Venzlav et ajoute que tant que veilleront les chênes de Duén Canell, il n’en entendra jamais d’autre. Jusqu’au dernier arbre, jusqu’à la dernière dryade.
Geralt garda le silence.
— Tu dis qu’une époque prend fin, poursuivit lentement Eithné. C’est faux. Il est des choses qui ne prennent jamais fin. Tu parles de survie ? Eh bien, moi, je combats pour ma survie. Brokilone subsiste grâce à mon combat : les arbres vivent plus que les humains, mais il faut les protéger de vos haches. Tu me parles de rois et de princes. Qui sont-ils ? Ceux que je connais sont des squelettes aux os blanchis qui reposent, aux tréfonds de la forêt, dans les nécropoles de Craag An, dans des tombeaux de marbre, sur des monceaux de métal jaune et de cailloux qui brillent. Pendant ce temps, Brokilone subsiste ; les arbres chantent sur les ruines des palais ; leurs racines fendent le marbre. Ton Venzlav se souvient-il de ces rois ? Toi-même, t’en souviens-tu, Gwynbleidd ? Si non, comment peux-tu affirmer qu’une époque prend fin ? Que peux-tu savoir de l’extermination ou de l’éternité ? Quelle légitimité invoques-tu pour parler de providence ? Connais-tu au moins le sens de la providence ?
— Non, convint-il. Je ne le sais pas. Mais…
— Si tu ne le sais pas, l’interrompit-elle, aucun “mais” ne peut tenir. Tu ne le sais pas. C’est aussi simple que cela.
Eithné demeura silencieuse et détourna le visage en se touchant le front.
— Lorsque tu es venu ici pour la première fois, il y a de cela des années, tu l’ignorais déjà. Et Morénn… ma fille… Geralt, Morénn est morte. Elle a péri au bord du Ruban en défendant Brokilone. Je ne l’ai pas reconnue lorsqu’on l’a ramenée. Son visage avait été piétiné par les sabots de vos chevaux. Providence ? Aujourd’hui, sorceleur, toi qui n’as pu donner de descendance à Morénn, tu m’offres l’Enfant de Sang ancien. Une petite fille qui sait ce qu’est la providence. Non, il ne s’agit pas d’un savoir susceptible de te convenir et que tu puisses accepter. Répète-moi, Ciri, répète ce que tu m’as confié avant que Loup-Blanc, le sorceleur Geralt de Riv, entre dans la pièce. Répète, Enfant de Sang ancien.
— Votre majes… Noble dame, commença Ciri d’une voix brisée. Ne me forcez pas à rester ici. Je ne peux pas… Je veux… rentrer. Je veux rentrer avec Geralt. Je le dois… avec lui…
— Pourquoi avec lui ?
— Car il est ma providence.
Eithné se retourna. Son visage était d’une pâleur extrême.
— Qu’en penses-tu, Geralt ?
Le sorceleur ne répondit pas. Eithné fit claquer ses doigts. Braenn fit irruption à l’intérieur du chêne comme un fantôme surgi de la nuit. Elle tenait entre ses deux mains un calice d’argent. Le médaillon que Geralt portait à son cou se mit à tinter rapidement.
— Qu’en penses-tu ? répéta la dryade aux cheveux d’argent en se levant. Elle n’entend point rester à Brokilone ! Elle ne désire pas devenir une dryade ! Elle ne veut pas remplacer Morénn auprès de moi ! Elle veut partir, partir, suivre son destin ! En est-il ainsi, Enfant de Sang ancien ? Est-ce vraiment ce que tu veux ?
Ciri fit un signe d’assentiment de la tête. Ses épaules tremblaient. Le sorceleur en avait assez.
— Pourquoi t’acharnes-tu sur cette enfant, Eithné, puisque tu as déjà décidé de la confier à l’Eau de Brokilone ? Sa volonté cessera alors d’avoir la moindre importance. Pourquoi te comportes-tu ainsi ? Pourquoi m’offrir ce spectacle ?
— Je veux te montrer ce qu’est la providence. Je veux te prouver que rien ne prend fin. Que tout ne fait toujours que commencer.
— Non, Eithné, répliqua-t-il en se levant. Désolé de devoir gâcher cette performance, mais je n’ai nulle intention de continuer à en être le spectateur privilégié. Tu as dépassé les bornes, Souveraine de Brokilone, en présentant de cette manière le gouffre qui nous sépare. Vous, Peuple ancien, vous aimez à répéter que la haine vous est étrangère, que ce sentiment demeure une spécialité humaine. Ce n’est pas vrai. Vous savez également haïr, vous savez ce qu’est la haine. Vous ne faites que l’habiller autrement : avec plus de sagesse, moins de violence. Et donc avec peut-être plus de cruauté. J’accepte ta haine, Eithné, au nom de tous les êtres humains. Je la mérite, même si je suis désolé pour Morénn.
La dryade ne répondit pas.
— Voici donc la réponse de Brokilone que je suis censé transmettre à Venzlav de Brugge, n’est-ce pas ? Avertissement et défi ? La preuve vivante de la haine et du pouvoir qui sommeillent parmi ces arbres : un enfant recevra des mains d’un autre enfant humain, dont le psychisme et la mémoire ont également été détruits, un poison qui effacera son passé. Et cette réponse doit être transmise à Venzlav par un sorceleur qui, de surcroît, connaît et s’est pris d’affection pour ces deux enfants ? Un sorceleur, responsable de la mort de ta fille ? Bien, Eithné, qu’il en soit fait selon ta volonté. Venzlav entendra ta réponse. Ma voix et mes yeux seront des porte-parole que le roi déchiffrera. Mais je ne suis pas obligé d’assister au spectacle qu’on prépare. Je refuse.
Eithné restait toujours silencieuse.
— Adieu, Ciri. (Geralt s’agenouilla et serra la petite fille contre lui ; les épaules de Ciri ne cessaient de trembler.) Ne pleure pas. Tu sais bien que rien de mal ne peut t’arriver.
Ciri renifla. Le sorceleur se releva.
— Adieu, Braenn, dit-il à la jeune dryade. Va en paix et prends soin de toi. Que ta vie soit aussi longue que celle de cet arbre et de Brokilone. Et encore une chose…
— Oui, Gwynbleidd ?
Braenn avait relevé la tête : ses yeux étaient humides.
— Il est facile de tuer avec un arc, jeune fille. Il est facile de lâcher la corde en pensant : Ce n’est pas moi, c’est la flèche. Mes mains ne portent pas le sang de ce garçon, c’est la flèche qui l’a tué, pas moi. Mais la flèche ne rêve pas la nuit. Je te souhaite de ne pas rêver non plus, petite dryade aux yeux bleus. Adieu, Braenn.
— Mona ! murmura indistinctement Braenn.
Le calice qu’elle tenait dans ses mains se mit à trembler. Son liquide transparent se couvrit de rides.
— Quoi ?
— Mona ! cria-t-elle. Je m’appelle Mona ! Madame Eithné. Je…
— Assez, l’interrompit brutalement Eithné. En voilà assez, maîtrise-toi Braenn.
Geralt éclata de rire.
— La voilà ta providence, Dame forestière. Je respecte ta résistance et ton combat, mais je sais que bientôt tu seras seule : la dernière dryade de Brokilone enverra des jeunes filles à la mort se souvenant de leur véritable prénom. Je te souhaite malgré tout bonne chance, Eithné. Adieu.
— Geralt, murmura Ciri se tenant toujours immobile, l’échine courbée. Ne me laisse pas seule…
— Loup-Blanc, dit Eithné en recouvrant de ses bras le dos courbé de Ciri, faut-il qu’elle te le demande ? As-tu décidé de l’abandonner malgré cela ? As-tu peur de ne pas tenir jusqu’au bout auprès d’elle ? Pourquoi veux-tu l’abandonner en un moment pareil, la laisser seule ? Où veux-tu fuir, Gwynbleidd ? Que fuis-tu ?
Ciri courba encore plus la tête, mais ne se mit pas à pleurer.
— Jusqu’à la fin, acquiesça le sorceleur. Bien, Ciri. Tu ne seras pas seule. Je resterai près de toi. N’aie peur de rien.
Eithné retira le calice des mains tremblantes de Braenn et le souleva.
— Sais-tu déchiffrer les runes anciennes, Loup-Blanc ?
— Oui.
— Lis ce qui est gravé. C’est le calice de Craag An. Tous ces rois aujourd’hui oubliés y ont trempé leurs lèvres.
— Duettaeán aef cirrán Cáerme Gleddyv. Yn esseth.
— Sais-tu ce que cela signifie ?
— L’Épée de la providence possède deux tranchants… Tu es l’un deux.
— Lève-toi, Enfant de Sang ancien. (La voix de la dryade intimait un ordre inconditionnel, une volonté implacable :) Bois. C’est l’Eau de Brokilone.
Geralt se mordit les lèvres en plongeant son regard dans les yeux argentés d’Eithné. Son regard évita Ciri qui portait à sa bouche le rebord du calice. Il avait déjà vu, autrefois, une scène identique : les convulsions, les hoquets, un cri affreux, inouï, qui s’éteignait enfin peu à peu. Puis le vide, la torpeur et l’apathie d’yeux s’ouvrant lentement. Il avait déjà vu tout cela.
Ciri but le liquide. Sur le visage immobile de Braenn, une larme perla.
— Cela suffît.
Eithné lui reprit le calice et le déposa au sol. De ses deux mains, elle caressait les mèches cendrées qui tombaient sur les épaules de la petite fille.
— Enfant de Sang ancien, continua-t-elle, choisis. Préfères-tu rester à Brokilone ou suivre le chemin de la providence ?
Le sorceleur fit un mouvement incrédule de la tête. Ciri respira plus rapidement. Ses joues prirent des couleurs. Mais rien de plus. Rien.
— Je veux suivre le chemin de la providence, dit la petite fille en regardant la dryade droit dans les yeux.
— Qu’il en soit donc ainsi, répliqua Eithné froidement et sèchement.
Braenn soupira intensément.
— Je désire rester seule, conclut Eithné en leur tournant le dos. Je vous prie de sortir.
Braenn saisit Ciri et toucha l’épaule de Geralt, mais celui-ci repoussa la main de la jeune dryade.
— Je te remercie, Eithné, dit-il.
La dryade se retourna lentement.
— Pourquoi me remercies-tu ?
— Pour la providence, plaisanta-t-il. Pour ta décision. Car ce n’était pas de l’Eau de Brokilone, n’est-ce pas ? Le destin voulait que Ciri revienne chez elle et c’est toi, Eithné, qui a joué le rôle de la providence. Je t’en remercie.
— Tu ignores presque tout de la providence, répondit-elle amèrement. Tu en sais très peu, sorceleur. Très peu vraiment. Tu n’en comprends pas grand-chose. Tu me remercies ? Tu me remercies pour le rôle que j’ai joué ? Pour ce marchandage ? Pour l’artifice, la duperie, la mystification ? Tu me remercies parce que l’épée de la providence est, crois-tu, faite d’un bois plaqué d’or ? Poursuis donc ta logique jusqu’au bout : ne me remercie pas, mais démasque-moi. Expose tes arguments, prouve-moi tes raisons, jette-moi ta vérité au visage. Montre-moi comment triomphe la sobre vérité humaine, le bon sens grâce auquel, selon vous, vous maîtrisez le monde. Voici l’Eau de Brokilone, il en est resté un peu. Te laisseras-tu tenter, conquérant du monde ?
Geralt, troublé par ses paroles, n’hésita qu’un instant. L’Eau de Brokilone, même authentique, n’avait sur lui aucun effet. Le sorceleur était en effet totalement résistant au tanin toxique et hallucinogène du liquide. Eut-il été possible qu’il s’agît d’Eau de Brokilone ? Ciri avait bu et il ne lui était rien arrivé. Il saisit le calice des deux mains et fixa la dryade dans les yeux.
Le sol se déroba sous ses pieds sans prévenir, comme si le monde s’était abattu sur son dos. Le chêne puissant tournoya et s’ébranla. Tout en tâtant difficilement autour de lui de ses mains engourdies, il réussit à ouvrir les yeux, mais ce fut aussi difficile que s’il eût déplacé la dalle de marbre d’un tombeau. Il vit au-dessus de lui le petit visage de Braenn et derrière elle, les yeux d’Eithné, brillants comme du mercure. Et encore d’autres yeux, vert émeraude. Non, plus clairs encore. Comme de l’herbe printanière. Le médaillon suspendu à son cou tintait et vibrait.
— Gwynbleidd, entendit-il, regarde attentivement. Non, fermer les yeux ne t’aidera en rien. Regarde, regarde ta destinée.
» Te souviens-tu ?
Il vit une explosion soudaine de clarté transperçant un rideau de fumée ; de grands et massifs candélabres ruisselants de paraffine ; des murs de pierre ; d’abrupts escaliers ; une jeune fille aux yeux verts et aux cheveux cendrés descendant des marches, portant un diadème incrusté d’une gemme artistiquement taillée et une robe bleu d’argent dont la traîne était soutenue par un page vêtu d’un surtout écarlate.
— Te souviens-tu ?
Sa propre voix qui parle… qui parle :
— Je reviendrai dans six ans…
Une tonnelle, la chaleur, l’odeur des fleurs, le bourdonnement lourd et monotone des abeilles. Lui-même, à genoux, offrant une rose à une femme aux cheveux cendrés dont les boucles s’éparpillent sous un étroit bandeau doré. Aux doigts de la main qui reçoit la rose, il y a des anneaux d’émeraudes et de grands cabochons verts.
— Reviens, dit la femme. Reviens si tu changes d’avis. Ta destinée t’attendra.
Je ne suis jamais revenu, pensa-t-il. Jamais je ne suis revenu. Jamais je ne suis revenu à… Où ?
Cheveux cendrés. Yeux verts.
De nouveau, c’est sa voix à lui, dans l’obscurité, dans les ténèbres où tout disparaît. Il y a seulement des feux, des feux jusqu’à l’horizon. Un tourbillon d’étincelles dans une fumée pourpre. Belleteyn ! Nuit de mai. À travers les volutes de fumée, des yeux violets, sombres, embrasés sur un visage pâle et triangulaire que voile un embrouillement de boucles noires, observent.
Yennefer !
— C’est trop peu.
Les minces lèvres de l’apparition se tordent. Une larme coule sur sa joue pâle. Très vite, toujours plus vite, comme une goutte de paraffine le long d’un cierge.
— C’est trop peu. Il faut quelque chose en plus.
— Yennefer !
— Néant contre néant, annonce l’apparition parlant avec la voix d’Eithné.
» Le néant et le vide qui règnent en toi, conquérant du monde, toi qui n’es même pas capable de séduire la femme que tu aimes et que tu quittes et fuis avec la providence au bout de la main. L’épée de la providence possède deux tranchants. Tu es l’un d’eux. Mais quel est l’autre, Loup-Blanc ?
— Il n’y a pas de providence. (Sa propre voix.) Il n’y en a pas. Elle n’existe pas. Seule la mort nous est prédestinée.
— C’est vrai, répond la femme aux cheveux cendrés et au sourire mystérieux. C’est vrai, Geralt.
La femme porte une armure argentée, ensanglantée, tordue, trouée par les coups de hallebardes. Un mince filet de sang coule de la commissure de ses lèvres qui sourient affreusement et sans raison.
— Tu te moques de la providence, dit-elle. Tu te moques d’elle, tu en joues. L’épée de la providence possède deux tranchants. Tu es l’un d’eux. L’autre… est-ce la mort ? Mais c’est nous qui mourons. Nous mourons à cause de toi. La mort ne peut pas te rattraper. Elle se contente donc de nous. Elle te suit pas à pas, Loup-Blanc, et ce sont les autres qui meurent. À cause de toi. Te souviens-tu de moi ?
— Ca… Calanthe !
— Tu peux le sauver. (C’est la voix d’Eithné qui transperce le rideau de fumée :) Tu peux le sauver, Enfant de Sang ancien. Avant qu’il disparaisse dans le néant qu’il a aimé et dans la forêt noire qui ne connaît pas de borne.
Des yeux, verts comme de l’herbe printanière. Un toucher. Des voix criant en un chœur incompréhensible. Des visages.
Il ne voit plus rien puis tombe dans l’abîme, le vide, l’obscurité. La voix d’Eithné est ce qu’il entend en dernier :
— Qu’il en soit donc ainsi.
VII
— Geralt, réveille-toi ! Réveille-toi, s’il te plaît !
Le sorceleur ouvrit les yeux et vit le soleil : un ducat doré aux contours distincts dans le ciel, perché au-dessus de la couronne des arbres, au-delà du rideau de brume matinale. Il reposait sur de la mousse mouillée et spongieuse. Une racine lui rentrait dans le dos.
Ciri s’agenouilla près de lui en tirant le pan de sa veste.
— Peste…, mugit-il. (Il regarda autour de lui.) Où suis-je ? Où est-ce que je me trouve ?
— Je ne le sais pas non plus, répondit-elle. Je me suis réveillée il y a un instant, ici, à côté de toi, affreusement gelée. Je ne me souviens pas de… Tu sais, hein ? C’est de la magie !
— Tu as sans doute raison. (Geralt s’assit en se débarrassant des épines de pin qui s’étaient fourrées dans son col.) Tu as sans doute raison, Ciri. L’Eau de Brokilone, nom de nom… Il semble que les dryades se soient amusées à nos dépens.
Il se leva, souleva son épée qui gisait et boucla sa ceinture autour de sa taille.
— Ciri ?
— Oui ?
— Toi aussi, tu t’es amusée à mes dépens.
— Moi ?
— Tu es la fille de Pavetta, la petite-fille de Calanthe de Cintra. Tu savais depuis le début qui j’étais…
— Non, répondit-elle en rougissant. Pas au début. C’est toi qui as désensorcelé mon papa, n’est-ce pas ?
— Pas vraiment. (Il secoua la tête.) C’est ta mère… avec l’aide de ta grand-mère. Je n’ai fait que les assister.
— Mais Nounou disait… Elle a dit que j’étais l’objet d’une destinée. Car je suis la surprise. L’enfant-surprise, Geralt ?
— Ciri. (Il la regarda dans les yeux en hochant la tête et en souriant.) Tu peux me croire : tu es la plus grande surprise qu’il m’ait été donné de rencontrer.
— Ah ! (Le visage de la petite fille s’éclaircit.) C’est donc vrai ! Je suis l’objet d’une destinée. Nounou prédisait qu’un sorceleur viendrait, qu’il aurait des cheveux d’albâtre et qu’il me prendrait avec lui. Grand-mère criait… Comment cela ? Où m’emmènes-tu, dis-moi ?
— Chez toi, à Cintra.
— Ah bon ? Je pensais que…
— Tu penseras en chemin. Partons, Ciri, nous devons sortir de Brokilone. Ce n’est pas un endroit sûr.
— Mais je n’ai pas peur !
— Moi, j’ai peur.
— Grand-mère disait que les sorceleurs n’ont peur de rien.
— Ta grand-mère exagérait. En route, Ciri. Que je sache où nous… (Il observa le soleil.) Hum… prenons ce risque… Allons par-là.
— Non. (Ciri plissa le nez en montrant la direction opposée.) Par-là. Là-bas.
— Comment le sais-tu ?
— Je le sais, c’est tout, répondit-elle en haussant les épaules. (Elle posa sur lui un regard d’émeraude, étonné et sans défense.) Comme ça… Je ne sais pas.
La fille de Pavetta, pensa-t-il. L’Enfant… l’Enfant de Sang ancien ? Il est possible qu’elle ait hérité ce don de sa mère.
— Ciri… (Il déboutonna sa chemise et en sortit son médaillon.) Touche ça.
— Oh ! (Elle ouvrit grand la bouche.) C’est un loup terrible. Il a des crocs…
— Touche.
— Oh là là !
Le sorceleur sourit en ressentant la violente vibration du médaillon et l’onde parcourant la chaîne d’argent.
— Il a bougé, murmura Ciri. Il a bougé !
— Je sais. Allons-y, Ciri. C’est toi qui guides.
— C’est de la magie, n’est-ce pas ?
— Bien sûr.
Comme il l’avait prévu, la petite fille sentait le chemin à suivre. De quelle manière ? Cela, il l’ignorait. Rapidement, plus rapidement qu’il ne l’eût cru, ils débouchèrent sur un sentier qui les mena à la croisée de trois chemins. Il s’agissait de la frontière de Brokilone, reconnue tout au moins par les humains. Il se souvenait qu’Eithné n’en faisait nul cas.
Ciri se mordit les lèvres, plissa le nez et hésita en voyant les chemins sableux et défoncés par les sabots et les roues des chariots. Se repérant enfin, Geralt put s’affranchir des dons incertains de la petite. Il prit le chemin vers l’est, en direction de Brugge. Ciri, toujours inquiète, observait le chemin de l’ouest.
— Par-là, on va au château de Nastrog, se gaussa-t-il. Kistrin te manquerait-il ?
La petite fille bougonna en rattrapant Geralt. Elle se retourna encore néanmoins plusieurs fois.
— Que se passe-t-il, Ciri ?
— Je ne sais pas, murmura-t-elle. Ce n’est pas le bon chemin, Geralt.
— Pourquoi ? Nous nous rendons à Brugge, chez le roi Venzlav qui habite un splendide château où nous fréquenterons les bains et où nous dormirons dans des lits de plumes…
— Ce n’est pas le bon chemin, répéta-t-elle. Non.
— C’est un fait : j’en ai vu des meilleurs. Arrête de bouder, Ciri. Allons-y prestement.
Ils dépassèrent un virage bordé de buissons. Ciri avait raison…
Les soldats les encerclèrent soudain, rapidement, de toutes parts. Ils portaient des casques coniques, des cottes de maille et des tuniques de couleur gris foncé arborant l’échiquier noir et or de Verden. Ils demeuraient à distance sans sortir leurs armes.
— D’où venez-vous, où allez-vous ? gueula face à Geralt un individu trapu aux jambes arachnéennes largement écartées et vêtu d’un uniforme vert élimé.
Son visage était basané et fripé comme un pruneau. Son arc et ses flèches à plumes blanches dépassaient de son dos pour s’arrêter très haut au-dessus de sa tête.
— Nous venons de la Terre brûlée, mentit le sorceleur en serrant fort la main de Ciri. Je rentre chez moi, à Brugge. De quoi s’agit-il ?
— Service du Roi, répondit plus poliment l’homme au teint hâlé qui avait remarqué l’épée accrochée dans le dos de Geralt. Nous…
— Amène-le ici, Junghans ! cria quelqu’un qui se tenait en arrière sur le chemin.
La soldatesque s’écarta.
— Ne regarde pas, Ciri, dit Geralt dans un souffle. Retourne-toi. Ne regarde pas.
Un arbre abattu bloquait le passage de son fouillis de branches. La base coupée et brisée du tronc, hérissée de longs éclats de bois blanc, gisait dans les halliers bordant le chemin. Devant l’arbre se tenait un chariot recouvert d’une bâche. Criblés de flèches, enchevêtrés dans le timon et les rênes, de petits chevaux à long poil étaient étendus à terre et montraient leurs dents jaunes. L’un d’eux vivait encore. Il hennissait fortement en ne cessant de ruer.
Il y avait aussi des cadavres éparpillés sur le sable maculé de sang, accrochés à la ridelle ou recroquevillés sur les roues des chariots.
Deux soldats, puis un troisième, sortirent lentement du rang des hommes en armes amassés autour du chariot. Ils étaient environ une dizaine, immobiles, retenant leurs chevaux.
— Que s’est-il passé ? demanda le sorceleur qui, par égard pour Ciri, tentait de masquer avec son corps la scène de massacre.
Un soldat bigle vêtu d’une courte cotte de mailles et de hautes bottes l’observa attentivement en grattant son menton mal rasé qui crépita sous l’effet du frottement. Il portait sur son avant-bras gauche une manchette d’archer usée et patinée.
— Une attaque, dit-il simplement. Des fées des bois ont tué des marchands. Nous sommes chargés de l’enquête.
— Des fées s’en seraient prises à des marchands ?
— Tu le vois toi-même, répondit le bigle en tendant le bras, ils sont criblés de flèches, de vrais hérissons… Sur la grand-route ! Ces créatures des bois deviennent de plus en plus zélées. Bientôt, il ne sera plus possible d’entrer dans la forêt ou même de la longer.
— Et vous, se risqua le sorceleur en clignant des yeux, qui êtes-vous ?
— Les troupes d’Ervyll, des décuries de Nastrog. Nous servions sous les ordres du baron Freixenet, mais le baron est tombé à Brokilone.
Ciri ouvrit la bouche, mais Geralt lui intima de se taire en lui serrant la main.
— Sang pour sang, je dis ! gronda le compagnon du bigle, un colosse portant un pourpoint garni de cuivre. Sang pour sang ! Cela n’est pas tolérable. D’abord Freixenet et la princesse de Cintra, maintenant ces marchands. Par tous les dieux, vengeance, vengeance, je vous dis ! Sinon, vous verrez demain, après-demain, elles tueront les humains sur le seuil de leur propre maison !
— Brick parle bien, continua le bigle. N’est-ce pas ? Et toi, frère, je te le demande : d’où viens-tu ?
— De Brugge, mentit le sorceleur.
— Et cette petite, ta fille ?
Geralt serra une nouvelle fois la main de Ciri.
— Ma fille.
— De Brugge… (Brick fronça les sourcils.) Je te dirai, frère, que c’est ton roi, Venzlav, qui enhardit les monstresses. Il ne veut pas s’allier à notre Ervyll ou à Viraxas de Kerack. Si nous combattions sur trois fronts, nous pourrions enfin nous débarrasser de cette engeance…
— Comment ce massacre a-t-il eu lieu ? demanda lentement Geralt. Quelqu’un le sait-il ? Un marchand a-t-il survécu ?
— Il n’y a pas de témoins, répondit le bigle. Mais nous savons ce qui s’est passé. Junghans, le garde forestier, déchiffre les traces comme dans un livre. Dis-lui, Junghans…
— Ouais, dit le basané. Ça s’est passé ainsi : les marchands roulaient sur la grand-route. Ils ont butté sur les abattis. ’Oyez, seigneur, le pin abattu en plein milieu du chemin est fraîchement coupé. Dans les broussailles, y’a des traces. ’Oulez voir ? Et quand les marchands sont descendus pour déplacer l’arbre, on leur a tiré dessus de trois côtés différents. De là-bas, des fourrés, là où il y a le bouleau tordu. Et là-bas, il y a des traces. Les flèches, ’oyez, c’est du travail de fée : les plumes collées avec de la résine, les empennes entourées de liber…
— Je vois, interrompit le sorceleur, en observant les morts. Certains d’entre eux, me semble-t-il, ont survécu aux flèches et ont été égorgés avec des couteaux.
Des rangs de la soldatesque qui se tenait derrière lui sortit un autre homme, petit et maigre, vêtu d’un pourpoint d’élan. Il portait des cheveux noirs coupés très court. Ses joues rasées étaient grises. Le sorceleur n’eut besoin que d’un regard sur ses petites mains étroites gantées de mitaines noires, sur ses yeux de poisson, son épée, le manche de ses stylets dépassant de sa ceinture et de l’ourlet de sa botte gauche… Geralt avait vu trop de meurtriers pour ne pas en reconnaître encore un.
— Tu as l’œil vaillant, dit le noiraud, très lentement. Ma foi, tu vois beaucoup de choses.
— Il en est bien ainsi, dit le bigle. Qu’il rapporte à son roi, Venzlav, ce qu’il a vu, puisqu’il paraît qu’il ne faut pas toucher aux fées soi-disant bonnes et gentilles. Il les rencontre à coup sûr pendant la période de mai pour les baiser. Pour ça, elles sont peut-être bonnes. Nous le vérifierons si l’une d’entre elles nous tombe vivante dans les bras.
— Et même à moitié vivante, ricana Brick. Peste ! Où est le druide ? C’est bientôt midi et pas de trace de lui. Il est temps de reprendre la route.
— Que comptez-vous faire ? demanda Geralt sans lâcher la main de Ciri.
— En quoi ça te regarde ? grogna le noiraud.
— Pourquoi s’énerver, Levecque ? intervint le bigle en riant affreusement. Nous sommes des gens honnêtes. Nous n’avons pas de secrets. Ervyll nous a envoyé un druide, un grand magicien qui sait communiquer avec les arbres. Il nous accompagnera dans la forêt pour venger Freixenet et tenter de sauver la princesse. Ce n’est pas une promenade, frère, mais une expédition pun… pun…
— Punitive, souffla Levecque.
— Ouais. Je l’avais sur le bout de la langue. Oui, va ton chemin, frère, car la situation peut chauffer d’ici quelque temps.
— Oui, reprit Levecque en observant Ciri. C’est dangereux ici, a fortiori avec une petite fille. Les fées en raffolent. Hein, môme ? Ta maman t’attend à la maison ?
Ciri acquiesça en tremblant.
— Ce serait dommage qu’elle ne te revoie plus, continua le noiraud sans relâcher son regard. Elle irait sans doute se plaindre auprès de Venzlav : en tolérant les dryades, Roi, tu as condamné ma fille et mon mari. Qui sait si Venzlav ne renouvellerait pas alors son alliance avec Ervyll ?
— ’Aissez-les, monsieur Levecque, gronda Junghans. (Ses rides se firent plus profondes encore.) ’Aissez-les partir.
— Salut à toi, môme.
Levecque tendit la main et caressa la tête de Ciri. Celle-ci frémit et recula.
— Et quoi ? Tu as peur ?
— Tu as du sang sur la main, dit doucement le sorceleur.
— Ah ! (Levecque leva le bras.) Effectivement. C’est le sang des marchands. J’ai voulu vérifier s’il y avait des rescapés. Les fées, malheureusement, visent juste.
— Les fées ? déclara Ciri d’une voix tremblante sans réagir à la pression de la main du sorceleur. Oh ! noble chevalier, vous vous trompez. Ce ne pouvait être des dryades !
— Qu’est-ce que tu bredouilles, môme ?
Le noiraud plissa ses yeux pâles. Geralt jeta un œil à droite et à gauche en estimant les distances.
— Ce n’étaient pas des dryades, monsieur le chevalier, répéta Ciri. C’est pourtant évident !
— Hein ?
— Cet arbre-là… Cet arbre a été coupé ! Avec une hache ! Les dryades ne couperaient jamais un arbre, n’est-ce pas ?
— C’est vrai, répondit Levecque en regardant le bigle. Oh ! Mais tu es une petite fille intelligente. Trop intelligente.
Le sorceleur avait repéré la main gantée de noir de l’assassin rampant, telle une araignée, vers le manche de son stylet. Bien que le regard de Levecque n’eût pas quitté une seule fois la petite fille, Geralt savait que le premier coup serait porté contre lui. Il attendit que Levecque touche son arme.
Le bigle en eut le souffle coupé.
Trois mouvements. Trois, seulement.
L’avant-bras clouté d’argent percuta le côté gauche de la tête du noiraud. Le sorceleur se retrouva entre Junghans et le bigle avant même que Levecque tombe au sol, et son épée, surgissant en sifflant de son fourreau, hurla dans l’air et frappa la tempe de Brick, le colosse au pourpoint garni de cuivre.
— Sauve-toi, Ciri !
Le bigle, saisissant son épée, sauta de côté, mais trop tard. Le sorceleur lui ouvrit le torse obliquement de haut en bas puis, profitant de l’énergie du coup donné, le frappa instantanément, de bas en haut, laissant sur son corps la marque ensanglantée d’un X.
— Les gars ! hurla Junghans au reste de la troupe pétrifiée d’étonnement. À moi !
Ciri atteignit un hêtre tordu qu’elle escalada tel un écureuil jusqu’au sommet des branches pour se dissimuler dans le feuillage. Le garde forestier tira sans succès une flèche dans sa direction. Les autres se mirent en mouvement. Placés en demi-cercle, ils saisirent arcs et flèches de leurs carquois. Geralt, en position agenouillée, tendit les doigts et frappa du Signe d’Aard, non les arcs qui étaient trop éloignés, mais le sable du chemin devant eux, dont le tourbillon les aveugla.
Junghans retira de son carquois une seconde flèche en bondissant avec souplesse.
— Non ! hurla Levecque en se relevant, armé d’une épée dans la main gauche et d’un stylet dans la main droite. Laisse-le-moi, Junghans !
Le sorceleur pivota en douceur pour se retrouver face à lui.
— Il est à moi, poursuivit Levecque en secouant la tête et en s’essuyant le visage avec l’avant-bras. Seulement à moi !
Geralt, penché, dessina un demi-cercle, mais Levecque ne fit pas de même : il attaqua directement. Il le rejoignit en deux pas.
Il n’est pas mauvais, pensa le sorceleur en neutralisant difficilement d’un rapide mouvement de moulinet la lame du meurtrier et en évitant d’un demi-tour le coup du stylet. Il ne riposta pas volontairement, mais fit un bond de côté, prévoyant que Levecque essaierait une nouvelle fois de porter une longue botte qui le déséquilibrerait. Mais le meurtrier n’était pas un novice. Il se recroquevilla et dessina également un demi-cercle avec une agilité féline. Puis il bondit sans crier gare en faisant des moulinets avec son épée comme un tourbillon. Le sorceleur refusa la confrontation directe en se limitant à une parade haute et rapide qui força le meurtrier à reculer. Levecque se recroquevilla en préparant une quarte. Il dissimula l’un de ses stylets dans son dos. Le sorceleur, cette fois encore, n’attaqua pas, ne réduisit pas la distance, préférant une nouvelle fois effectuer un demi-cercle pour contourner son adversaire.
— Toute bonne plaisanterie a une fin, grommela Levecque entre ses dents. Que penserais-tu d’une décision en une botte, gros malin. Une botte avant d’abattre ton bâtard dans son arbre. Qu’est-ce que tu en penses ?
Geralt avait remarqué que le meurtrier observait sa propre ombre, qu’il attendait que cette ombre atteigne son adversaire, signifiant ainsi que celui-ci serait ébloui par le soleil. Le sorceleur cessa de tourner pour faciliter la tâche du meurtrier.
Ses pupilles diminuèrent jusqu’à devenir deux fentes horizontales, deux traits serrés.
Pour donner le change, il plissa légèrement le visage comme s’il avait été aveuglé.
Levecque bondit, pivota en maintenant son équilibre avec son bras armé du stylet et frappa d’un mouvement du poignet qui sembla impossible, de bas en haut, pour toucher le périnée. Geralt jaillit en avant, se retourna et para le coup. D’un mouvement du poignet et de l’épaule tout aussi impossible, il rejeta le meurtrier avec la véhémence d’une parade qui se termina par un coup de lame porté à la joue gauche de son adversaire. Levecque chancela en se saisissant le visage. Le sorceleur pivota d’un demi-tour en jetant tout son poids sur la jambe gauche et d’une courte botte lui sectionna la carotide. Inondé de sang, Levecque se recroquevilla et tomba à genoux avant de basculer la tête la première dans le sable.
Geralt se retourna lentement vers Junghans. Celui-ci le visait de son arc en grimaçant horriblement. Le sorceleur s’inclina en saisissant son épée des deux mains. Les autres soldats tenaient également leurs arcs bandés dans un silence de mort.
— Qu’est-ce que vous attendez ? beugla le garde forestier. ’Irez ! ’Irez !
Puis il trébucha brusquement, chancela et fit quelques pas en trottinant avant de s’écrouler, une flèche lui ayant traversé la gorge. L’empenne de cette flèche était faite de plumes de poule faisane tigrées teintes en jaune dans une décoction d’écorce.
Les flèches fusaient du mur noir de la forêt en longues et plates paraboles. Elles semblaient planer lentement et tranquillement dans le sifflement des plumes et ne prendre de la vitesse et de la force qu’au moment de l’impact. Elles frappaient leur cible sans erreur, décimant les mercenaires impuissants de Nastrog, les abattant dans le sable du chemin, fauchés comme des tournesols qui tombent sous les coups de bâton.
Les survivants se ruèrent vers les chevaux en se bousculant. Les flèches ne cessaient de siffler. Elles les atteignaient alors qu’ils couraient ou qu’ils étaient déjà installés sur les selles. Seulement trois d’entre eux réussirent à lancer leurs chevaux au galop en hurlant et en frappant jusqu’au sang les flancs de leurs montures. Mais ils n’allèrent pas loin.
La forêt se fermait, bloquait le passage. La grand-route sableuse, inondée de soleil, disparaissait derrière le mur dense et impénétrable des troncs noirs.
Les mercenaires éperonnèrent leurs chevaux. Effrayés et ahuris, ils essayèrent de faire demi-tour, mais les flèches tombaient sans arrêt. Elles les arrachaient de leurs selles dans les piétinements, les hennissements des chevaux et les hurlements.
Puis il y eut le silence.
Le mur de la forêt fermant la grand-route scintilla, s’effaça, brilla de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel et disparut. Le chemin était de nouveau visible. Un cheval à robe grise monté d’un cavalier puissant à la barbe filasse et vêtu d’une vareuse de phoque ceinte en biais d’un ruban à carreaux en laine apparut.
Le cheval gris avança fiévreusement en agitant la tête et en levant haut ses sabots antérieurs. Il ronflait en évitant les cadavres et l’odeur du sang. Le cavalier, droit sur sa selle, leva la main : une légère brise souffla dans les branches des arbres.
Dans les broussailles lointaines de la forêt apparurent de petites silhouettes vêtues de combinaisons vert et brun, aux visages zébrés par les traces de brou de noix.
— Ceádmil, Wedd Brokiloéne ! cria le cavalier. Fáill, Aná Woedwedd !
— Fáill ! répondit, portée par le vent, une voix dans la forêt.
Les silhouettes vert et brun disparurent les unes après les autres dans les broussailles de la sylve. Seule en demeura une aux cheveux défaits couleur de miel. Elle s’approcha.
— Va fáill, Gwynbleidd, dit-elle en s’approchant plus encore.
— Adieu, Mona, répondit le sorceleur. Je ne t’oublierai pas.
— Oublie, rétorqua-t-elle durement en réajustant son carquois dans le dos. Il n’y a pas de Mona. Mona était un rêve. Je suis Braenn. Braenn de Brokilone.
Elle lui fit encore un signe de la main puis disparut.
Le sorceleur se retourna.
— Sac-à-souris, dit-il en regardant le cavalier sur son cheval gris.
— Geralt, acquiesça le cavalier en le toisant d’un regard froid. Rencontre intéressante. Mais commençons par les choses les plus importantes. Où est Ciri ?
— Ici ! s’écria la petite fille complètement dissimulée dans les feuillages. Je peux descendre ?
— Oui, tu peux, lui répondit le sorceleur.
— Mais je ne sais pas comment !
— De la même manière que tu es montée, mais à l’envers.
— J’ai peur ! Je suis au sommet de l’arbre !
— Descends, je te dis. Nous avons à discuter, petite damoiselle.
— Mais de quoi ?
— Pourquoi, par la peste, es-tu montée là-haut au lieu de fuir dans la forêt ? J’aurais pris la fuite derrière toi, je n’aurais pas été obligé de… Ah ! Par le choléra, descends !
— J’ai fait comme le chat dans le conte ! Quoi que je fasse, c’est donc toujours mal ! Pourquoi ? J’aimerais bien savoir.
— Moi aussi, dit le druide, j’aimerais bien le savoir. Et ta grand-mère, la reine Calanthe, elle aussi, aimerait bien le savoir. Descends, petite princesse.
Des feuilles et des branches sèches dégringolèrent de l’arbre. Puis on entendit le bruit mordant d’un tissu qui se déchire. Ciri apparut enfin, glissant, les jambes écartées, le long du tronc. À la place de la capuche de sa vareuse, elle ne portait plus que de pittoresques lambeaux.
— Oncle Sac-à-souris !
— En personne.
Le druide prit la petite fille dans ses bras et la serra contre lui.
— C’est Grand-mère qui t’envoie, mon oncle ? Elle se fait beaucoup de soucis ?
— Pas trop, répondit Sac-à-souris en souriant. Elle est trop occupée à mouiller son fouet. Le chemin du retour à Cintra nous prendra quelque temps, Ciri. Profites-en pour trouver une explication à tes aventures. Le mieux, si tu entends profiter de mes conseils, serait de trouver une explication courte et à propos. Une explication qu’il est possible d’énoncer très, très vite. Mais je crois néanmoins qu’à la fin, princesse, tu crieras malgré tout très, très fort.
Ciri grimaça de douleur, renifla, ronchonna en silence. Ses mains se réfugièrent instinctivement à l’endroit de son corps le plus menacé.
— Partons, proposa Geralt en inspectant les alentours. Partons, Sac-à-souris.
VIII
— Non, dit le druide. Calanthe a changé ses plans : elle ne souhaite plus de mariage entre Ciri et Kistrin. Elle a ses raisons. De plus, je ne t’étonnerai pas en te disant que, depuis cette malheureuse attaque maquillée sur des marchands, le roi Ervyll a beaucoup perdu de sa crédibilité à mes yeux, et tu sais que mon jugement compte dans le royaume. Non, nous ne nous arrêterons même pas à Nastrog. J’emmène directement la petite à Cintra. Viens avec nous, Geralt.
— Pour quoi faire ?
Le sorceleur jeta un œil sur Ciri qui tremblait sous l’arbre bien qu’elle portât la fourrure de Sac-à-souris.
— Tu sais bien pourquoi. Cette enfant, Geralt, t’est destinée. Vos chemins se croisent pour la troisième fois, oui pour la troisième fois. En un certain sens bien sûr, surtout s’il est question des deux premières fois. J’espère, Geralt, que tu ne penses pas qu’il s’agit là simplement d’un hasard.
— Quelle importance la façon dont je le nomme ? répondit le sorceleur en se forçant à sourire. Les choses échappent aux noms qu’on leur donne, Sac-à-souris. Pourquoi me rendrais-je à Cintra ? J’y suis déjà allé, j’y ai déjà croisé, comme tu le disais, d’autres chemins. Et alors ?
— Geralt, tu avais alors exigé de Calanthe, de Pavetta et de son mari qu’ils prêtent serment. Celui-ci a été tenu. Ciri est l’enfant-surprise. La providence exige…
— Que je prenne cette enfant et que j’en fasse un sorceleur ? Une petite fille ! Regarde-moi bien, Sac-à-souris. Imagines-tu que je puisse être une fraîche et jolie jeune fille ?
— Au diable l’art des sorceleurs ! répondit le druide en s’emportant. De quoi parles-tu au fond ? Quel est le rapport ? Non, Geralt, je vois que tu ne comprends rien et qu’il me faut user de mots simples. Écoute, tout crétin peut exiger un serment. Tu fais partie du nombre. Cela en soi n’a rien d’extraordinaire. C’est l’enfant qui est extraordinaire. De même que le lien créé lorsque l’enfant naît. Je dois être plus clair encore ? Pas de problème, Geralt : depuis la naissance de Ciri, ce que tu veux et planifies cesse d’être important, de même que ce que tu refuses et ce à quoi tu renonces. Toi-même, par la peste et le choléra, tu as cessé de compter ! Tu ne comprends pas ?
— Ne crie pas. Tu vas la réveiller. Notre surprise dort. Et lorsqu’elle se réveille… Sac-à-souris, même les choses extraordinaires, on peut… On doit parfois y renoncer.
Le druide l’observa avec insistance.
— Tu sais pourtant que tu n’auras jamais d’enfant de toi.
— Je sais.
— Et tu y renonces ?
— J’y renonce. N’en ai-je pas le droit ?
— Tu en as le droit, répondit Sac-à-souris. Et comment. Mais c’est risqué. Il existe un vieux présage qui affirme que l’épée de la providence…
— … possède deux tranchants, compléta Geralt. Je connais.
— Fais donc ce que tu juges bon. (Le druide détourna la tête en crachant.) Et dire que j’étais prêt à risquer ma tête pour toi…
— Toi ?
— Oui. Au contraire de toi, je crois en la providence. Et je sais qu’il est dangereux de jouer avec une épée à deux tranchants. Ne joue pas, Geralt. Profite de la chance qui t’est offerte. Fais de ce lien qui t’engage avec Ciri une relation normale de tuteur à enfant. Sinon… ce lien peut se manifester d’une autre manière. Plus terrible. Négative et destructrice. Je veux vous en protéger, toi et la petite. Si tu voulais la prendre, je ne m’y opposerais pas. Je prendrais le risque de tout expliquer à Calanthe.
— Comment sais-tu que Ciri accepterait de me suivre ? L’as-tu lu dans un présage ?
— Non, répondit sérieusement Sac-à-souris. Je le sais parce qu’elle ne s’est endormie que lorsque tu l’as serrée dans tes bras, qu’elle murmure ton nom en rêve et que sa main recherche la tienne.
— Cela suffit. (Geralt se leva.) Je pourrais m’émouvoir. Adieu, barbu. Tous mes hommages à Calanthe. Pour l’escapade de Ciri, invente quelque chose.
— Ta fuite est illusoire, Geralt.
— Ma fuite de la providence ?
Le sorceleur serra la sangle d’un cheval récupéré.
— Non, répondit le druide en regardant la petite Fille : d’elle.
Le sorceleur hocha la tête puis sauta sur la selle. Sac-à-souris demeurait assis, immobile, remuant avec un bout de bois le feu qui s’éteignait.
Geralt partit lentement à travers des bruyères aussi hautes que ses étriers, dans la pente principale de la vallée, en direction de la sylve noire.
— Geralt !
Il se retourna. Ciri se tenait au sommet de la colline, petite figure grise aux cheveux de cendre défaits.
— Ne pars pas !
Il fit un signe de la main.
— Ne pars pas ! hurla-t-elle moins fort. Ne pars pas !
Je le dois, pensa-t-il. Je le dois, Ciri. Parce que… je pars toujours.
— Tu ne t’en tireras pas aussi facilement ! cria-t-elle. N’y pense même pas ! Tu ne t’enfuiras pas ! Je fais partie de ta destinée, tu entends ?
Il n’y a pas de providence, pensa-t-il. Cela n’existe pas. La seule chose qui nous soit prédestinée à tous, c’est la mort. Le second tranchant de l’épée à deux fils, c’est la mort. Le premier, c’est moi. Le second, c’est la mort qui me suit pas à pas. Je ne peux pas, je n’ai pas le droit de t’exposer, Ciri.
— Je suis ta destinée !
Il l’entendit encore crier du sommet de la colline, mais moins fort, sur un ton plus désespéré.
D’un coup de talon, il fit avancer son cheval et s’enfonça dans la forêt humide, noire et froide comme un gouffre, dans l’ombre familière et bienveillante des ténèbres sans fin.